« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Moi je...


 

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Notre amour est biscornu quand on a pris de l’âge.

Je songe à ma jeunesse où je fus passager,

je prenais au hasard des routes et m’engageais ;

ma page s‘imprégnait de l’air salin des plages.

 

J’arrachais à l’Espagne son frêle coquelicot.

Derteano était mon restaurant choisi.

J’entendais au-dedans un très ancien écho,

je me croyais soudain proche d’une oasis.

 

Ce n’était que ruelles, églises obscurcies.

On buvait en parlant sur un comptoir en bois :

Pasajes, San Juan, Saint-Sébastien et puis

un rire épais et gras faisait la loi.

 

Où êtes-vous charmeurs de toros andalous,

les marchands de poisson frits,

un dictateur à l’agonie ?

Je n’avais dans les mains qu’un bizarre caillou.

 

Un morceau de filet, un fromage piquant.

Je m’arrangeais pour me croire un adulte,

et, sur le ciel, j’ouvrais des yeux de pélican ;

je n’avais sur ma langue que de brèves insultes.

 

Espagne au vrai visage de poisson frais,

je repartais, la mort dans l’âme, vers mon fortin

où les sardines se mouraient ; c’était la fin

et les bateaux de pêche suivaient chaque marée.

 

Au loin, la mer et ses voix monotones,

la guitare étonnée de se trouver si seule,

je sombrais dans un sommeil d’épagneul,

lorsque surgit brusquement mon automne,

 

et l’hiver abattu par des fusils vengeurs.

J’aimais ce vieux pays,

l’approche de la nuit,

et le chant de Lorca et ses doux vers songeurs.

 

Ma mémoire endormie en hiver m’attendait.

Adieu mon froid pays, tu ne vis qu’une fois !

Je suis d’une saison où les pinsons sont rois,

où les amours ne se jouaient plus sur un coup de dés.

Jean Cayrol / De vive voix - 1991