« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Un lecteur

 

 

 

 

 

Que d’autres se vantent des pages qu’ils ont écrites;

moi je suis fier de celles que j’ai lues.

Je n’aurai pas été un philologue,

je n’aurai pas interrogé les déclinaisons, les modes, la laborieuse mutation des lettres,

le d qui se durcit en t,

l’équivalence du g et du k,

mais tout au long de mes année j’ai professé

la passion du langage.

Mes nuits sont pleines de Virgile;

avoir su et oublié le latin

est une possession, parce que l’oubli

est une des formes de la mémoire, son vague souterrain,

l’autre face secrète de la monnaie.

Quand dans mes yeux s’effacèrent

les vaines apparences chéries,

les visages et la page,

j’entrepris l’étude du langage de fer

dont mes ainés se servirent pour chanter

épées et solitudes,

et maintenant, après sept siècles,

du fond de ton Ultima Thule

ta voix m’arrive, Snorri Sturluson.

Le jeune homme, devant le livre, s’impose une discipline précise;

à mon âge, toute entreprise est une aventure

qui confine à la nuit.

Je n’achèverai pas le déchiffrement des vieilles langues du Nord,

je ne plongerai pas mes mains désireuses dans l’or de Sigurd;

la tâche que j’entreprends est illimitée

et va m’accompagner jusqu’à la fin,

cette fin non moins mystérieuse que l’univers

et que moi, l’apprenti.

Jorge Luis Borges / Éloge de l’ombre
Illustration : Portrait de Jorge Luis Borges par Beti Alonso