« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

La cuisine cannibale

 

 

 


Je vous demande pardon de vous avoir retenu si longtemps hier soir, mais je crois que j'avais un peu bu. Un chagrin d'amour, vous comprenez… Je finis par désespérer des femmes. Non, je ne suis pas misogyne; elles valent largement les hommes, je sais bien… C'est la malchance.

Enfin bref, aujourd'hui, je voudrais parler de l'espèce humaine tout entière, sous l'angle précis de sa qualité comestible.

Notre bon docteur vous dira ce qu'il en pense au point de vue hygiénique, et je crois qu'il vous mettra en garde contre tout excès de ce côté. Mais au point de vue alimentaire, c'est plus simple. La chair de l'homme est sans conteste la meilleure, parce que la mieux adaptée aux exigences de l'organisme humain.

La chair du porc, plus grasse, est de digestion difficile. Elle ne convient qu'aux hommes qui font beaucoup d'exercice ou qui sont astreints journellement à un effort physique considérable.

Le veau, le bœuf, le mouton, donnent une viande légère, dont la principale qualité est la facilité de digestion. Elle est tendre, évidemment, mais d'une saveur fade, végétale, et en tous cas très peu nutritive. Quant à l'enrichissement moral : zéro.

L'homme est le meilleur aliment de l'homme, et l'on s'en apercevra un peu plus chaque jour. qu'est-ce que l'espèce humaine sinon un élevage "laissé en friche", si l'on peut employer cette image audacieuse.

Qu'est-ce qu'un cadavre, sinon de la nourriture abandonnée aux vers ? Et l'on se moque des hindous qui respectent leurs vaches et meurent de faim ? Nous ne valons guère mieux, je vous assure ! Il serait, bien sûr, ridicule de prétendre que tous les hommes sont mangeables. Il en est d'impropres à la consommation, et le rôle de toute bonne ménagère, de tout consommateur est de savoir reconnaître une bonne viande d'une mauvaise.

La viande est saine lorsqu'elle est d'un joli rouge vif, lorsque la graisse est blanche et ferme. Lorsque la chair est d'une couleur trop foncée, elle provient d'un sujet trop âgé ou malade ; si la chair est trop pâle, elle vient d'un sujet anémique. Une chair verdâtre est celle qui est en voie de décomposition.

La consommation de chair humaine étant encore peu répandue dans les mœurs, ce sont les consommateurs eux-même , en général, qui procèdent à l'abattage, ce qui, dans bien des cas, évite de désagréables surprises sur la qualité et la fraîcheur.

Car, enfin, l'examen superficiel de la chair ne permet pas toujours de découvrir les traces d'affections redoutables. Il est donc nettement plus prudent de "connaître" le sujet auquel on a affaire.

Si l'on peut, en gros, faire confiance à la jeunesse du sujet — plus jeune il est, meilleure est la chair — il faut cependant émettre quelques réserves, et poser un certain nombre de principes qui constituent les rudiments d'un nouvel art du bien manger. 

Un sujet élevé à la campagne vaut mieux qu'un sujet plus jeune élevé à la ville.

Un sujet féminin sera, sauf exceptions dues à certaines professions, préférable à un sujet masculin.

Un sujet fumeur est souvent plus sain, et son goût plus fin, qu'un sujet non fumeur.

Certaines maladies, comme le diabète, par exemple, peuvent être une véritable bénédiction pour le gourmet (cf. les alcooliques et leur savoureuse cirrhose du foie).

Un sujet trop sportif risque d'être inmangeable (et imbuvable).

Les végétariens sont délicieux mais la chair est meilleure que les abats.

L'abattage a une énorme importance pour la qualité de la viande. Sauf dans de très rares cas, il importe de ne pas terrifier le sujet, ce qui risque de gâcher la qualité de la viande. Il importe de procéder avec grande douceur, ou par surprise.

Il faut surtout ne pas oublier que la cuisine est plus qu'une science, c'est un art. La part subjective vaut la part objective. Les sentiments personnels sont extrêmement importants. Les relations existant entre consommateur et consommé représentent une des valeurs majeures de notre éthique culinaire. Le but est de ne pas absorber une bouchée d'un sujet indifférent. Ami, ennemi, parent, soit. Étranger, non.

Enfin, il faudrait signaler les différences de races, de religions, d'opinions qui existent entre les humains, et chercher à distinguer les multiples conséquences qui en découlent sur la qualité de la viande. Mahereusement, nous disposons de trop peu de place, et le temps nous manque.

Laissons à l'amateur la joie de découvrir seul que la famille humaine, sa famille, est vaste, généreuse et variée.

Peut-être alors, pour lui, le repas reprendra-t-il sa fonction véritable, qui est essentiellement culturelle et humaniste. Peut-être le mot "amour" redeviendra-t-il, dans sa bouche, la clé ambigüe qui ouvre le cœur et l'estomac.

C'est la grâce que je vous souhaite.

Je vous demande pardon de vous avoir retenu si longtemps, ce soir, mais je crois que j'ai un peu bu. Un chagrin d'amour, vous comprenez… Je n'aurais jamais cru Odette si lourde à digérer.

Roland Topor / La cuisine cannibale - Introduction.