« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Et de nouveau avancent les douze

 

 

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… / …

 

Et de nouveau avancent les douze,

À l'épaule — ce fichu fusil.

Seul le misérable meurtrier,

Son visage en entier est voilé…

 

 

De plus en plus vite

Il accélère le pas.

Il s'est mis au cou un foulard —

 Pas moyen que rien n'aille droit…

 

 

— Quoi, camarade, on n'a plus sa joie ?

— Quoi, l'ami, on est pantois ?

— Quoi, mon Pierrot, tu broies du noir

Ou c'est la Katia que tu veux revoir ?

 

 

— O mes camarades, ô mes frères,

Cette petite, je l'aimais…

Des nuits d'ivresse, des nuits noires,

Avec cette petite, comme j'en passais…

 

 

— À causez de cette fougue qui éclate

Dans ses yeux pleins de feu,

À cause de ce grain écarlate

Près de son épaule droite,

Je l'ai perdue, bougre d'abruti,

Je l'ai perdue en fonçant… ah !

 

 

— Ça y'est, le salaud, il nous ressert sa rengaine,

Et quoi, Pierrot, tu fais ta femmelette ou quoi ?

— Sûr que tu as voulu, cette âme,

Nous la mettre à l'envers. Vas-y alors !

— Garde ta fière allure !

— Garde le contrôle sur toi-même !

 

 

— En ce moment ce n'est pas l'heure,

De jouer avec toi à la nounou !

Bien plus dur est le labeur

À venir, cher camarade, pour nous !

 

 

Et Pierrot ralentit

Le pas qui se précipitait…

 

 

Il relève la tête, 

Le revoilà réjoui…

 

 

Hop hop !

S'amuser n'est pas pêcher  !

 

 

Enfermez-vous dans vos étages,

Il va y en avoir des pillages !

 

 

Ouvrez tout grand vos caves —

Et que les gueux se gavent !

 

 

Ah, toi, cruel, crève-cœur !

Ennuyeux ennui,

À en mourir !

 

 

Ce petit bout de temps

Que je le passe, que je le passe…

 

 

Ce gentil petit crâne

Que je le gratte, que je le gratte…

 

 

Ces pignons mignons

Que j'en aie, que j'en aie sous les dents…

 

 

Ce bon petit couteau

Que je le plante, que je le plante !…

 

 

Comme un moineau, toi, bourgeois, vole !

Ce joli sang, je vais le boire

À laa santé de la belle,

La belle aux sourcils noirs…

 

 

Donne la paix, seigneur, à l'âme de ton esclave…

 

 

Quel ennui !

 

 

On n'entend plus les bruits de la cité,

Et sur la tour de la Neva, silence —

Pas même un seul de tous les policiers

Quartier libre, les gars, mais pas bombance !

 

 

Le bourgeois se tient là, à la croisée

Et il a caché son nez dans son col.

Mais tout contre lui, le poil hérissé,

La queue serrée, un chien galeux se colle.

 

 

Le bourgeois se  tient là, chien affamé,

Se tient comme une question, qui ne dit rien,

Et le vieux monde, comme un chien esseulé

La queue serrée, derrière lui se tient.

 

 

Ça, ce qu'elle est déchaînée la tempête,

Hou, quelle tempête, hou la la, quelle tempête !

On ne s'y voit même pas

L'un l'autre à quatre pas !

 

 

Neige qui s'est vrillée en spirale,

Neige qui s'est dressée en en piliers…

 

 

— Oh la la, quelle tourmente, bon Dieu !

— Eh, petit Pierre ! Tu nous sors le grand jeu !

De quoi donc elle t'a déjà sauvé

L'iconstase dorée ?

Tu as perdu la tête, décidement,

Ressaisis-toi, réfléchis franchement —

Et tes mains alors, elles ne sont pas ensanglantées,

À cause de cette Katia dont tu t'es amouraché ?

— Tiens-le bon, le pas de la révolution !

Il est tout près, l'ennemi aux aguets !

 

 

En avant, en avant, en avant,

Peuple ouvrier !

 

… / …

Alexandre Blok / Douze (extrait). Traduit du russe par Olivier Kachler - Editions Allia