« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LE CHEVAL NOIR

 

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L'horizon noir était plus clair que ces jambes

et ne pouvait se fondre dans les ténèbres.

Près de notre feu, l'autre soir

Nous avons vu me cheval noir.

 

Je ne me rappelle rien de plus noir.

Debout sur ses jambes, comme des colonnes

de charbon, il était noir comme la nuit,

comme le néant, noir de la crinière à la queue,

et d'un autre noir luisait son dos

qui n'avait jamais connu la selle.

Il attendait immobile et paraissait dormir

dressé sur ses sabots noirs comme la peur.

 

Il était si noir qu'il dissipait les ombres,

aussi noir que le monde le plus sombre,

aussi noir que le brouillard de minuit,

aussi noir que le cœur d'une aiguille,

aussi noir que la fuite des arbres,

pareil à l'espace entre les côtes et la poitrine,

pareil au trou dans la terre où gît le grain,

pareil aux ténèbres qui descendent en nous.

 

Pourtant sous nos yeux il noircissait encore.

Nos montres marquaient minuit juste.

Il ne s'avançait pas vers nous,

l'ombre prodigieuse engloutit ses flancs

et son dos disparut dans la nuit.

Toute tache de lumière s'évanouit,

ses yeux blanchirent comme une chiquenaude,

sa prunelle brilla plus effrayante encore.

 

Il semblait un négatif de l'inconnu.

Pourquoi donc, arrêtant sa course,

restait-il avec nous jusqu'à l'aurore ?

Pourquoi n'abandonnait-il pas notre feu ?

Pourquoi respirait-il l'air noir

dans le bruissement des branches piétinées ?

Pourquoi dans ses yeux tremblait une lumière sombre?

 

Il attendait que se lève parmi nous un cavalier.

Joseph Brodsky / Collines et autres poèmes
traduit du russe par Jean-Jacques Marie