180 Neige
Par domcorrieras, le vendredi 6 mai 2011 - Proses & autres textes - lien permanent
Récurrente, la neige s'immisce dans mon souvenir, se mêle, avec ses «flurries», à mes imaginations rétrospectives de Louise, à l'amande mouillée de son nom dans ma bouche, mon oreille.
J'ai une méfiance méditerranéenne pour la neige; traversée de fascination. Je ne l'aime vraiment que rare, précaire, surprenante, dans les paysages qui sont les miens et qu'elle n'affecte que le temps d'une matinée d'hiver. Ces neiges seules (celles de l'enfance) sont encore capables d'un creux dans la mémoire, d'une tiédeur de mémoire, transpercée d'une lumière éblouissante : des voitures exceptionnelles, prudentes, avançant silencieusement, allumant de grands yeux ouatés dans l'obscurcissement; d'éblouissantes fougères fraîches sur une vitre, à l'aube, dans la chambre, couverte de buée.
Mais je hais les champs de neige profonds, la neige des skis, des montagnes, la neige canadienne permanente, l'éternité convaincue de la neige dans les pays où elle règne.
Celle qui s'enlace à Louise dans ma vision n'est pas la neige effective de Boston sous la neige, des bords blancs puis gris de la Charles River, mais l'idée de neige, de froid lumineux floconneux opposé au corps nu et pénétrable de Louise, sa chaleur protégée contre le silence du dehors. Arnaut Daniel regarde le corps nu et désiré contre la lumière de la lampe; moi, comme Bernart de Ventadour, j'entrelaçais la luminosité de la neige à l'évidence des seins, des fesses de Louise devant mes yeux; elle n'était pas blanche, lumineuse, neigeuse elle-même; mais elle s'appropriait la clarté de la neige; et la neige, dehors, devenait obscure.
Louise lisait le provençal avec une voix anglo-saxonne un peu, certes, mais surtout attentive aux consonnes finales, presque catalane. Un matin, la fenêtre ouverte sur de l'air un moment, j'ai pris une poignée de neige récente à la fenêtre et je l'ai posée sur la table à côté d'un grand bol brûlant de café américain, peu opaque.
Je vois les «Blueberry muffins» et j'entends Jordi de Sant Jordi :
Jus lo front port vostra belle semblança
De que mon cors nit e jorn fa gran festa
Que remiran la molt bella figura
De vostra ffaç m'es romassa l'emprenta
que ja per mort no se-n parta la forma
Jacques Roubaud / Le grand incendie de Londres