« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

JUSTE UNE VACHE

 

 

 


     Nous vivions sur les hauteurs de Spruce Hill, dans le mobile home double que nous occupions déjà avant d’être mariés, avant même d’avoir des enfants, Cette nuit-là, en août dernier, Larry et moi rentrions de la maison après une soirée au Spread : on n’était pas biturés, mais assez imbibés quand même, on pourrait dire éméchés, je suppose, ce qui était pour nous, à cette période, un état plutôt habituel. Ça ne fait pas tout a fait un an, et je me rends compte que je pourrais repiquer instantanément si je ne me surveillais pas. Quant a Larry, je ne peux rien
en dire. Plus maintenant. S’il boit, à présent, c'est son problème ; et si je bois, c’est le mien.
     Alors, on tourne dans I'allée, c’est Larry qui est au volant de la vieille Ford Taurus — un vrai tas de rouille —, et je suis là à me délecter du paysage, pour ainsi dire, parce qu'on est presque a la pleine lune et que les bois, les champs, les toits des maisons et des granges sont tous recouverts d'une lumière argentée qui fait penser a du givre, lorsque Larry s’exclame : “Merde, la vache s'est tirée !” Ce n’était pas une mince affaire, et d’ailleurs ça nous était déjà arrivé un bon nombre de fois, surtout avec cette vache-là. Nous faisons toute notre viande nous-
mêmes : nous élevons et abattons les bêtes. Ou plutôt, c’était comme ça alors. Il y a des ours, là-haut a Spruce Hill, et des chiens sauvages : je ne souhaitais pas particulièrement les voir manger notre vache avant nous. De plus, une vache peut se fourrer toute seule dans toutes sortes
de pétrins : elle peut se casser une patte contre une vieille clôture, tomber dans un puits ou une carrière découverte, et quand vous arrivez à la retrouver elle est déjà morte, pourrie et inutilisable comme viande.
     C’était pas une vache de grande distinction, une Hereford ou une Black Angus, juste une vache, quoi. Mais elle avait de importance pour nous parce que nous n’avions jamais beaucoup de rentrées d'argent, sauf I'été, quand Larry pouvait trouver une maison à repeindre ou tombait sur un petit boulot grâce a l'industrie du tourisme, ou grâce a des gens venus passer I'été, ou ce genre de choses. L’hiver venu, cette vache, c’était de quoi manger dans les assiettes, pour les gosses et pour nous. Des protéines, voila comment je la voyais, et par conséquent, comme nous n’en élevions qu'une 2 la fois, j'appelais toutes mes vaches “Protéine”. Pour ne pas trop m’attacher à elles. Et aussi, comme je expliquais aux enfants, pour ne pas oublier la raison de leur existence.
     Pourtant, ça ne marchait pas vraiment pour les gamins. Ils finissaient toujours par considérer la vache à peu prés comme un membre de la famille. Pour eux, Protéine était un mot comme un autre qui pouvait devenir un nom propre aussi facilement que Roussette ou Elsie. Ou même que mon nom a moi, voire celui de Larry. Pour cette raison, nous abattions nos bêtes uniquement les jours ou les enfants étaient à l’école, ou chez ma mère, ou quand ils passaient la nuit chez des amis.          Pour leur épargner la mise à mort et le départ final de la vache. Si les enfants n’étaient pas obligés de voir la chose de leurs yeux, le fait de tuer et de dépecer un animal ne leur posait pas de problème, et ils pouvaient dire combien cette vieille Protéine leur manquait alors même qu’ils étaient à table en train d’en mastiquer un bifteck. Les gosses sont comme ça. Ils peuvent avoir en tête des opinions ou des sentiments contradictoires sans éprouver le moindre manque de logique.
     Le portail de l'enclos à bétail était grand ouvert, et c’est ainsi que Larry a su que la vache était partie. Comme d’habitude, il avait été si pressé d'aller au Spread, qu'après avoir nourri et lavé l'animal, il avait omis de pousser le verrou. Pendant ce temps-là, j’étais dans la maison a coucher les enfants. “T’emballe pas comme ça, bon sang, j'arrive ! lui avais-je même lancé en montant dans la voiture.
     — C'est pas parce qu'il fait encore jour dehors que ça veut dire qu'il est de bonne heure, avait-il râlé.
     — Tu as raison, Larry, ¢a veut pas dire ça.”
Et j'avais soupiré de façon bien audible. “Ça veut certainement pas dire Ça.” Je ne crois pas que j'en voulais a Larry plus que d’habitude, mais ce soir-là j'éprouvais quelque chose de différent. Quelque chose de plus pesant, comme si la force de gravité avait tiré mes sentiments vers
le bas et les avait rivés au sol. Pourtant, à ce moment-là, je n'y ai pas fait attention. Il y avait longtemps que j’étais habituée à Larry. Ce n'est pas un mauvais bougre, pas foncièrement en tout cas, et ce soir-là il se comportait comme il I'avait toujours fait. Impatient, distrait, égocentrique, critiquant les autres, tel était Larry depuis aussi longtemps que je le connaissais. Mais sentimental aussi, et, pour un homme, porté à pleurer. Proche de son chagrin, voilà ce que je dirais. Je crois que c’est ce qui m’a retenue près de lui si longtemps. Son chagrin. Et je crois qu'il le savait.
     Je suis rentrée dans la maison pour voir si tout se passait bien avec les enfants, pendant que Larry allait dans I'enclos de la grange et que, au clair de lune mais trop tard, il fermait le portail. Je I'ai regardé faire par la fenêtre de la cuisine plongée dans I'obscurité. Cette fois, il s’assurait que le verrou était poussé. Il avait des gestes lents et calculés, comme s'il était obligé de se rappeler où il était et ce qu'il faisait là. Des gestes d’ivrogne. Les gosses étaient tous au lit, sauf Lydia qui regardait Letterman a la télé et à qui j'ai dû rappeler qu'elle avait classe le lendemain, donc au lit et que ça saute. “Tout de suite !" ai-je ajouté, et elle est partie sans bruit, blessée et furieuse comme seule une fille de treize ans sait être. Larry a klaxonné deux fois, et je suis sortie pour lui dire de se calmer, sinon les gosses allaient se réveiller. Il avait mis le moteur en marche et orienté la voiture dans l'autre sens, prête a partir.
     “On est-ce que tu vas ? lui ai-je demandé.
     — Au cimetière. Elle y est sans doute revenue, comme l'autre fois. Les vaches sont bêtes, Elles reviennent toujours là où on les a attrapées la fois d’avant. Monte, il fait nuit, j'aurai besoin de toi pour diriger les phares pendant que je l'attrape.
     — T’as pris un seau de grain ?
    — Oui, j'ai pris un seau de grain.” Sarcastique.
     “Une torche électrique ?”
     II n'a pas répondu. Je suis montée a coté de lui. “Et ton fusil ? T’as pris ton fusil ?
     — Non. Pourquoi ?
     — Va chercher ton fusil, Larry. C'est pas croyable !
     — Pourquoi ?
     — Mais pour l'abattre, enfin ! Va chercher ton fusil. Ton putain de fusil !” Je ne sais pas pourquoi je gueulais, mais ¢’était comme ça.
     Il est descendu de voiture, il est entré dans la maison et il en est ressorti un instant plus tard avec son calibre 12. “Je ne vois pas pourquoi on l'abattrait, a-t-il dit en posant le fusil sur le siège arrière.
    — Il faut que tu I'abattes, Larry, parce que tu n’arrêtes pas d’oublier de bien fermer le portail. Elle va encore s’échapper demain, et après- demain, et le jour d'après, jusqu'à ce que le conseil municipal décide de la faire abattre. Et alors on aura perdu cinq cents livres de boeuf pour l'hiver. On aura un congélateur vide, Larry, ai-je déclaré en grinçant des dents. Ça t'a pas effleuré, tout ça ?”
     Il a grommelé quelque chose que j'ai pris pour une concession, et il a roulé jusqu’a la route. Là, il a tourné a gauche et il a suivi la pente d'un kilomètre et demi jusqu’en bas où nous avons pris I'étroit chemin de terre qui mène au cimetière du village. La lune était cachée derrière les montagnes, à présent, et tout était parfaitement noir. D'un côté, ça filait les chocottes, de se retrouver dans un cimetière par une nuit pareille. Les phares creusaient un espace devant la voiture, mais tout le reste se perdait dans le noir. Et puis, brusquement, une branche feuillue tombait devant le pare-brise ou une pierre tombale surgissait à côté de la voiture. “On va jamais la trouver ici a cette heure, disait Larry. Je pense qu'on devrait attendre qu'il fasse jour.” Il était mort de fatigue, et je savais qu'il
sentait encore effet de I'alcool, comme moi, mais — je lui ai bien dit — pas question de laisser la vache se balader toute la nuit. Qui sait où elle
se trouverait le matin venu ? Elle pouvait facilement quitter le cimetière pour suivre la route de Spruce Hill et se faire écraser par un semi-remorque portant des billes de bois à Montréal. Elle pouvait tomber dans la rivière et se noyer. Dans les deux cas, au bout du compte nous ne pourrions plus rien en faire. Une vache a passer entièrement par pertes et profits, lui ai-je dit.
     Larry me dit : “Katie, est-ce que ce n’est pas elle, là ?” Il arrête la voiture, fait deux ou trois mètres en marche arrière et tourne le véhicule de sorte que les phares éclairent la montée assez loin et plongent dans le cimetière. Il y a toutes sortes de pierres tombales, là-haut, et elles jettent d’immenses ombres étirées sur I’herbe et sur les tombes derrière elles. Et voici la vache, Protéine, qui flâne entre les pierres de granit et les inscriptions funéraires, broutant l'herbe fraiche couverte de rosée, tout en avançant. Elle se balance et roule ses grosses hanches osseuses sans prendre aucunement note de nous, comme si elle était tout a fait là où elle doit être mais pas nous. Bien que presque de taille adulte, c’est encore une génisse, avec de grandes taches noires et blanches sur le dos et I'arrière-train, et une tête presque toute blanche. Je peux comprendre pourquoi elle aime venir ici. L’herbe est épaisse, d'un vert brillant, bien plus abondante que chez nous. En plus, il y a les fleurs que les gens ont déposées sur les tombes et qu'elle mange comme de l'herbe. Tout est paisible, ici, tranquille, on n’est pas dérangé, sauf, de temps à autre, par le gémissement d’un camion diesel qui grimpe le long de Spruce Hill pour rejoindre l'autoroute du nord et s’en aller. Si j'étais une vache et qu'on avait laissé mon portail ouvert, c'est ici que je serais, moi aussi.
     Larry est sorti et m’a dit de garder les phares sur Protéine. Puis il a ouvert le coffre et il a pris le seau de grain. Je me suis glissée derrière le
volant. La vache est entrée d'un pas tranquille dans le champ de lumière et, pour la première fois, elle a levé les yeux vers nous. Lui tendant le seau comme si c’était une offrande de réconciliation, Larry est allé vers elle sur la pointe des pieds. “Allez ma fille, viens chercher ton souper, psalmodiait-il. Souper, ma fille. Souper.”
     Sans tenir compte de lui, elle s'est remise à brouter l'herbe épaisse du cimetière. Larry a encore essayé quelques instants d’attirer son attention, mais elle n'a même pas levé la tête. À la fin, il est revenu à la voiture. J'ai baissé 1a vitre.
     “Alors ? ai-je dit.
     — J'arrive pas a la faire manger dans le seau.
     — Essaie de le poser par terre, là-bas, devant la voiture, mais pas trop prés. Et puis mets-toi dans l'ombre. Essaie”, lui ai-je dit.
     Il a agi selon mes directives, et après quelque temps, peut-être dix minutes — pendant ce temps-là j'ai fumé une cigarette tandis que Larry restait dans 'obscurité prés de la voiture —, la vache s'est enfin approchée du seau, a plongé son museau dedans et a commencé a manger le grain.
     “Prends le fusil, ai-je dit a Larry.
     — Quoi?
     — Larry, prends ce putain de fusil I”
     Il est venu jusqu’a la voiture, il a ouvert la portière arrière et il a sorti son calibre 12. “J'ai pas besoin de ce con de fusil”, a-t-il dit. Puis il I'a porté en plein sous I'éclairage des phares et il s’est mis a côté de la vache.
     “Descends-la, Larry I”
     Il n’a rien dit ni rien fait. Il est juste resté là, les épaules affaissées, le fusil dans la main droite, à regarder la vache mâcher le grain dans le seau. Elle a fini par ressortir sa tête et elle s'est léché les lèvres avec sa grosse langue grise, en regardant Larry comme si elle lui disait merci.
     “Descends-la, enfin !
     — Pourquoi ?
     — Parce qu'on n'a plus de grain. Parce que je veux que tu le fasses ! Jen sais rien ! Descends cette putain de vache, Larry. Flingue-la !”
     Il a soulevé le seau comme pour vérifier une dernière fois s'il restait du grain, et la vache a remis son museau dedans. “C'est vide, a dit Larry à la vache, y a plus rien.” Puis il a levé le canon du fusil et il en a placé I'extrémité devant le front plat et dur de la vache. Et il a tiré. J'ai fait un saut en entendant la détonation, comme si je ne my étais pas attendue. Pourtant, je I'attendais. Je I'avais appelée de mes voeux. Mais c’était comme si mon appel était parti d'un rêve et pas de la réalité. Les yeux de la vache se sont agrandis de stupéfaction, puis ils ont roulé vers le haut et du sang a giclé de sa tête. Ses pattes avant se sont pliées aux genoux et elle est tombée en avant. Elle s'est affalée sur le côté et elle est restée absolument immobile. Elle m’a paru énorme, alors, plus grande que la voiture. Du sang coulait du grand trou qu’elle avait dans la tête et s’étalait sur ’herbe couverte de rosée. La lumière rebondissait sur le corps de la vache, sur la flaque de sang qui allait grandissant, et sur 'herbe.
     “On fait quoi, maintenant ?” a demandé Larry.
     Je n’en avais pas la moindre idée, mais j'ai dit :
     “Ton problème, c'est que tu ne penses pas plus loin qu'un geste à la fois.
     — C’est toi qui as voulu qu'on la tue.” Il est monté dans la voiture du coté passager et il a allumé une cigarette. “Eteins les phares et le moteur, a-t-il dit. On n’en a plus besoin, maintenant.”
     J'ai obéi et nous sommes restés là un moment dans le noir absolu à fumer sans rien dire. C'était presque comme si la vache n’était pas là, comme si elle se trouvait toujours dans I'enclos chez nous, et comme si Larry et moi étions simplement assis ici dans la voiture a parler à voix basse de l'avenir.
     “Il nous faut un engin a chargement frontal, a dit Larry. On peut pas la laisser ici. Les chiens ou un ours viendront la bouffer.”
     Il avait raison. J'ai donc remis la voiture en marche, et tandis que Larry restait sur place avec la torche électrique et son fusil pour garder la vache, j'ai roulé jusqu’au village. Il était déjà très tard, deux ou trois heures du matin, et il n'y avait pas une seule voiture sur la route ni une seule lumière dans le coin. Je savais que tous ceux à qui je téléphonerais seraient couchés, mais il m’a paru à ce moment-là que je n’avais pas le choix. Je me suis arrêtée près du téléphone à pièces devant le garage de Chick Lawrence. Je suis descendue et j'ai d’abord composé le numéro de Wade Whitney parce que c’est un vieux copain de chasse de Larry. Mais Wade m’a dit non, sa chargeuse se trouvait là-haut à Adrian’s Acres où il s'en servait pour creuser une cave. J'ai alors essayé Randy LeClair, mais je n'ai eu que son répondeur. “Salut Randy, ai-je dit. C'est Katie Burks ; moi et Larry on espérait que tu pourrais nous aider à transporter une vache morte. Mais apparemment tu n’es pas là.”
     Je m'efforçais de me rappeler qui d’autre, au village, possédait un engin à chargement frontal. C'est alors qu’en regardant de l'autre côté des pompes à essence j'ai vu dans l'ombre exactement ce que je cherchais. Chick Lawrence en avait un. Comme il l'utilisait davantage pour déblayer de la neige que pour creuser le sol, j'en avais oublié I'existence. Sa maison étant adjacente au garage, il me suffisait d'y aller et de frapper. C'est ce que j'ai fait. Chick est un mec sympa, le genre à aider ses voisins. Il est arrive à la porte en sous-vêtements, l'air inquiet, s’attendant à une urgence, sans doute, quelque chose comme un accident de la route, car il a la seule dépanneuse du village. Je lui ai raconté notre problème, et ça a semblé le détendre. “Bon, d’accord, a-t-il dit. Je vous retrouve au cimetière dans une quinzaine de minutes. C'est une belle nuit”, a-t-il ajouté en levant les yeux vers le ciel étoilé. Puis il a ri comme s’il venait de raconter une petite blague. C'est un tic, chez lui.
     Je suis revenue au cimetière, et à l'aide des phares et d'un coup de klaxon j'ai réveillé Larry qui s'était endormi contre une pierre tombale. Il s’est levé et il s’est dirigé vers la voiture en actionnant le bouton de sa lampe. “La pile est morte”, a-t-il déclaré comme si ça expliquait tout. La vache était encore là, sorte d’énorme tumulus blanc et noir entouré d'une flaque de sang qui continuait a s’étendre.
     “Attention où tu mets les pieds”, lui ai-je dit au moment où il allait marcher dans le sang. Puis je lui ai dit que Chick Lawrence était en route, ce qui I’a visiblement réconforté. Il s'est appuyé sur l'aile de la voiture, et il s'est mis à fumer en contemplant les étoiles. Je gardais le moteur en marche et les lumières allumées, et, par-dessus le capot, je fixais cette foutue vache des yeux. Je ne sais pas pourquoi, mais en cet instant j'ai méprisé la pauvre bête. C'était comme si elle avait fait quelque chose d’impardonnable, délibérément dirigé contre moi. Ça ne me venait pas de I'alcool, car son effet s’était déjà pas mal estompé. Il y
avait plein de choses, dans cette nuit, que je ne comprenais pas. Le fait que j’aie dit à Larry de prendre le fusil, entre autres, et que je lui aie hurlé d’abattre la vache. Je ne saisissais pas comment on en était arrivés là, à traîner dans un cimetière au milieu de la nuit en attendant que Chick Lawrence arrive avec sa chargeuse frontale pour que nous puissions ramener chez nous, en haut de la colline, une vache morte. J'avais envie de dire que c’était la faute de Larry, mais je n'y arrivais pas. Il n’avait rien fait de plus que ce que je lui avais demandé. Depuis le début, depuis I'époque où nous nous étions connus à l’école secondaire et où nous avions commencé à baiser sur la banquette arrière de sa vieille Camaro jusqu’à cette nuit, quatorze ans plus tard, Larry avait toujours fait ce que je lui demandais., Le problème, je commençais à le voir, était du coté de la demande.
     “Larry, ai-je dit. C'est une des nuits les plus nulles de toute ma vie. Et le pire, c'est qu'elle est typique.
     — Typique.” Il a fait une pause. “Tu la vois comme ¢a ?
     — Oui.
     — C’est ce que je craignais”, a-t-il dit, et la conversation s’est arrêtée là.
     Vingt minutes plus tard, environ, Chick est arrivé avec sa grosse chargeuse jaune. Elle ressemblait à une sorte de dinosaure préhistorique avec ses pneus plus hauts que ma tête, son énorme gueule béante et ses phares, des yeux d’insectes géants qui montaient et retombaient tandis que le véhicule, après avoir quitté la route principale, avançait sur le sentier. Chick a approché la chargeuse de la vache et il a mis le moteur au ralenti. Se penchant hors de la cabine, il a crié : “Comment ça se fait, que vous ayez flingué votre vache dans le cimetière ?”
     Larry a haussé les épaules. “Une chose en entraine une autre, faut croire.
     — Ouais, faut croire”, a dit Chick avec son petit rire. Il a reculé un peu la chargeuse et il a laissé tomber le godet au sol. Puis il a avancé très lentement, et, avec une tendresse surprenante, il a fait glisser le bord inférieur du godet sous la vache. Délicatement, il a ramassé la pauvre bête et I'a soulevée presque comme un père ou une mère soulève un enfant endormi. Le corps de la vache a roulé pesamment à l'intérieur du godet, et elle a atterri sur son dos, de sorte qu'elle avait les quatre pattes en l'air. Le spectacle est devenu bizarre, presque comique, quand Chick a levé très haut le godet, qu'il a fait demi-tour et qu'il s'est lentement éloigné du cimetière en direction de la grand-route.
     Larry est monté a côté de moi, et j'ai conduit la Taurus derrière Chick. J'ai pris à gauche sur la route et je I'ai suivi pendant la longue montée de Spruce Hill jusque chez nous. Il n'y avait pas d'autres voitures ni de camions, a cette heure-là, et c’était une bonne chose parce que nous formions une procession étrange, lente et suspecte. La chargeuse avançait à quinze kilomètres-heure au plus, et de là où j'étais, derrière elle, j'arrivais à voir au-delà de la cabine et à distinguer par moments les pattes grêles de la vache, avec ses sabots qui dépassaient du godet. Chick le maintenait à une assez bonne hauteur pour que l'engin reste équilibré et que les roues arrière n’aient pas tendance a quitter le sol. Chaque fois que la chargeuse passait par-dessus un renflement de la route ou traversait un creux, le godet sautillait un peu et la vache semblait presque en vie, en train de se démener comme une proie cherchant à se dégager de cette gueule monstrueuse.
     Nous sommes enfin arrivés au sommet de la colline et nous avons tourné dans notre allée. En jetant un coup d’œil derrière nous, j'ai vu que le ciel devenait rose et bleu pile à l'est. La journée allait être belle. Chick a arrêté sa chargeuse et nous a crié : “Ou est-ce que vous voulez que je la dépose ?”
     Larry m’a regardée et je lai regardé. Chacun voulait que l'autre réponde à la question de Chick. Les yeux de Larry s’étaient creusés et ils étaient injectés de sang. Ses joues étaient toutes molles et il aurait bien fait de se raser. Je ne I'avais jamais vu aussi épuisé. Mais je devais avoir le même air, pour lui. A travers ses lèvres serrées il a laissé échapper un sifflement muet, et il a dit : “Ah, bon, Katie. Alors c’est fini, C'est ça ?
     — Il faut lâcher prise, Larry.
     — On est obligés ? Est-ce qu'on peut pas faire comme avant ? Comme on a toujours fait ?”
     Je me suis penchée par la portière et j'ai crié à Chick : “Pose-la sur la plate-forme devant la grange, là où il y a le treuil et la chaîne. On va la suspendre et la découper dans quelques minutes.” Il a dit parfait, et je I'ai remercié.
     “Bonne nuit”, m'a-t-il dit. Puis il a ri. “Ou bonjour”, et il a embrayé et fait avancer sa chargeuse en direction de la grange.
     Je me suis retournée vers Larry. “On a intérêt à découper la vache avant que la viande commence a tourner.
     — Je m’en occupe”, a-t-il dit en descendant de voiture. Je suis sortie à mon tour et nous sommes restés là à nous regarder par-dessus le toit de la vieille Taurus. “Katie, je suis vraiment désolé. Je regrette de ne pas avoir pu faire les choses autrement et mieux. Je suis désolé de boire comme ça aussi.
     — Je sais. Moi aussi, je suis désolée.
     — Comment se fait-il que ce soit arrivé ce soir ?
     — Larry, j'en sais rien.” Nous sommes restés un instant silencieux. “Ça aurait pu se produire n'importe quel soir. Ça s'est même peut-être produit il y a longtemps, mais nous ne nous en sommes pas aperçus sur le coup. Comme une de ces étoiles qui s’embrasent et qui meurent,
et on ne s’en rend compte que bien des années plus tard tellement elles sont loin.
    — Il vaut peut-être mieux que nous ne l'ayons pas vu quand ça s'est produit, a dit Larry. Peut-être comme ça on a davantage de paix. Je sais
pas. Tu n’as qu'à rentrer et dormir, Katie. Je vais dépecer la vache.” Il m’a saluée de la main, et, d'un pas lourd, il a pris I'allée en direction de la grange. L'aurore arrivait vite, à présent, et j'ai pu suivre Larry des yeux jusqu’à la grange dans la lumière gris pile. Je suis restée un moment immobile devant la porte d’entrée de la maison, à le regarder. Il a accroché la chaîne aux pattes arrière de animal, juste au-dessus des sabots. Puis il a lentement soulevé la vache du sol, et en quelques secondes elle s'est retrouvée entièrement en l'air à se balancer au-dessus de la plate-forme. Il a attaché I'extrémité de la chaîne à un anneau fixé à la plate-forme. Quand il a disparu dans la grange pour prendre ses couteaux, je suis rentrée dans la maison jeter un coup d’œil
aux enfants et dormir. Ce même après-midi, il a déménagé.

 

Russell Banks / L'Ange sur le toit
nouvelles traduites de l'anglais (États-Unis) par Pierre Furlan