« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LES CONDAMNÉS


 

 

On dresse l'échafaud dans les jardins du bagne

dans le jardin des tirelires Fière jeune fille

que le soleil éloigne

on dresse l'échafaud sur l'absence

Le couperet aux fines aiguilles à coudre la mort

le couperet aux franges de lune pour le sourire du bourreau

Siècle de pendus on dresse l'échafaud pour les retardataires

zébrés de langue-au-chat La vie n'a plus de secret

Seuls les yeux le regard seul attend interroge

On dresse l'échafaud sur l'épouvante de la foule

L'herbe demande à se faire entendre on la repousse

L'herbe sur qui le condamné à mort oublie qu'il va bientôt

     mourir

Le couperet de houppe d'oiseaux à tourmenter le vent

à poudrer les joues de jeunes épouses du vent

L'implacable couperet aux idylles de sapins de Justice

un monde déchu est suspendu à sa chute

un monde de la langue dehors dont les pieds ne touchent plus le

     sol

et que le vent indifféremment balance

Je me souviens  de tous les visages J'ai mis du temps à les

    reconnaître

aussi longtemps que le jour

On dresse l'échafaud sur l'impatience Le maître avec sa

     pierre ponce

frotte les maigres doigts tachés d'encre des écoliers humiliés

Tu lis je lis des mots d'innocence

que le couperet interrompt

On dresse l'échafaud  sur chaque Dimanche

Une tête tombe dans le cahier ouvert

On dresse l'échafaud  sur la mémoire du bourreau

sur la mémoire de la vie et de la mort

sur la détresse de l'amour

sur une tresse coupée

sur une coupe

sur un cou

brisé

Edmond Jabès / Le Seuil Le Sable - Poésies complètes 1943-1988