« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

JE VOUS ÉCRIS D'UN PAYS PESANT


 

 

Aussi belle que la main de l'aimée

sur la mer.

Aussi seule.

 

J'écris pour vous La douleur est un coquillage. On y écoute parler le cœur.

J'écris pour vous, au seuil de l'idylle, pour la plante aux feuilles d'eau, aux épines de flammes, pour la rose d'amour.

J'écris pour rien, pour les mots luisants que trace ma mort, pour l'instant de vie éternellement dû.

 

Aussi belle que la mai de l'aimée

sur le signe.

Aussi seule.

 

J'écris pour tous. Je vous écris d'un pays pesant comme les pas du forçat, d'une ville pareille aux autres où les cris camouflés se tordent dans les vitrines; d'une chambre où les cils ont détruit, petit à petit, le silence.

Vous êtes, destinatrice prédestinée, ma raison d'écrire; l'inspiratrice joyeuse du jour et de la nuit.

Vous êtes le col du cygne assoiffé d'azur.

 

Aussi belle que la main de l'aimée

sur les yeux.

Aussi douce.

 

Je vous écris avec la chair des mots accourus, haletants et rouges.

C'est bien vous qu'ils entourent. Je suis tous les mots qui m'habitent et chacun d'eux vous magnifie avec ma voix.

J'ai besoin de vous pour aimer, pour être aimé des mots qui m'élisent. J'ai besoin de souffrir de vos griffe afin de survivre aux blessures du poème.

Flèche et cible, alternativement J'ai besoin d'être à votre merci pour me libérer de moi-même.

Les mots m'ont appris à me méfier des objets qu'ils incarnent.

Le visage est le refuge des yeux pourchassés. J'aspire à devenir aveugle.

 

Aussi belle que la main de l'aimée

sur le sourire de l'enfant.

Aussi transparente.

 

Je songe aux jouets de mes cinq ans. Une fois miens, ils furent maîtres. Je croyais pouvoir, avant qu'on me les offrit, les manier à ma fantaisie. Je m'aperçus très vite que je pouvais les détruire au gré de mon humeur; mais si je les voulais vivants, que je devrais respecter leur mécanisme, leur âme immortelle.

Ainsi le langage.

Je dois aux mots la joie et les larmes de mes cahiers d'écolier, de mes carnes d'adulte.

Et aussi ma solitude.

Je dois aux mots mon inquiétude. Je m'efforce de répondre à leurs questions qui sont mes brûlantes interrogations.

Edmond Jabès / Le Seuil Le Sable
Illustration : Edmond Jabès, autoportrait en pied (manuscrit du Livre du Dialogue, Fonds Jabès, BnF, NAF 28160)