« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Coule, coule à l'infini, fleuve !

    

 

 

     Coule, coule à l'infini, fleuve ! avec la marée qui monte comme sous le jusant qui s'en va vers le large !

     Jouez infiniment, vagues joueuses aux arêtes de nacre !

     Somptueux nuages du couchant inondez-moi de vos splendeurs, comme les hommes et les femmes des générations à suivre !

     Traversez d'une rive à l'autre, inépuisables foules de passagers !

     Surgissez mâts élancés de Mannahatta et vous gracieuses collines de Brooklin !

     Et toi, cervelle angoissée ou curieuse, palpite, émets tes questions, tes réponses ?

     Suspends-toi partout en lieux solubles, sempiternel flotteur !

     Aime, aspire, admire par tes yeux, dans la chambre, dans la rue, dans l'assemblée publique !

     Voix juvéniles, retentissez ! hélez-moi musicalement, limpidement par mon prénom intime !

     Et toi ma vieille, la vie, vis donc ! Rapporte ton rôle à celui de l'acteur, de l'actrice !

     Joue-moi ton rôle, grand ou petit d'après ton choix !

     Lecteur aux yeux fixés sur moi, demandez-vous si je n'aurais pas les yeux fixés sur vous, à votre insu ?

     Tiens bon, lisse, au-dessus du fleuve, soutiens le corps accoudé nonchalamment sur toi tout en défilant au fil impétueux du courant ;

     Vols d'oiseaux de mer, ne cessez de passer à l'oblique ou de tourner en larges cercles dans les hauteurs du ciel ;

     Toi l'eau, réfléchis le ciel d'été, longuement et fidèlement, que les yeux aient le temps d'y aller l'y puiser !

     Fines rayures de soleil étincelez en &toile depuis mon chef, ou tout autre chef, dans la luminosité de l'eau !

     Vaisseaux du fond de la baie, allons, plus vite ! continue trafic double, goélettes à voilure blanche, cotres, barques, barges !

     Étamines de nations, haut les hampes ! mais la règle dit, en bas, au couchant !

     Crachez haut vos flammes ardentes, cheminées des fonderies ç découpez vos profils nocturnes noirs ! étincelez rouge et jaune par-dessus les toits voisins !

     Qi vous êtes, nous voulons désormais le savoir, apparences,

     Même si toujours tu envelopperas l'âme, film nécessaire,

     Autour de mon corps propre, et vous autour du vôtre, que se tende l'étoffe de nos arômes exquisément divins,

    Que prospèrent les cités, qu'accourent cargaisons et spectacles sur l'ample plénitude des fleuves,

     Qu'elles aient l'expansion, ces inégalables en spiritualité,

     Qu'elles tiennent leur rang, ces inégalables en longévité.

 

     Ministres silencieux, vous nous avez ponctuellement servis depuis toujours,

     Et nos sens vous accueillent librement désormais, et ils sont insatiables,

     Et vous ne pourrez plus de nous vous déjouer désormais, vous dérober à nous,

     Usant de vous, nous ne vous jetterons plus, vous grefferons en permanence dans nos cœurs,

     Vous aimant, ne vous sonderons plus, puisque vous êtes parfaits,

     Que vous tenez vos rôles dans l'éternité,

     Petits et grands tenez vos rôles à la naissance de l'âme.

Walt Whitman / Feuilles d'herbe (extrait)
Traduction de Jacques Darras
Illustration : Walt Whitman (1819-1892), age 35, frontispiece to Leaves of Grass, Fulton St., Brooklyn, N.Y.,1855, steel engraving by Samuel Hollyer from a lost daguerreotype by Gabriel Harrison.