« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LES BUTTES CHAUMONT


 

 

     Si l'on accède aux Buttes Chaumont par quelques petites rues voisines, mais parfaitement dissimulées, des Boulevards extérieurs, on pénètre dans une sorte de « quartier réservé », tel l'ancien Ryt-Dik d'Anvers, et qui rappelle les rues du quartier de l'Hôtel de Ville à Marseille. Il n'y manque, pour orner, c'est-à-dire pour parer d'ue émotion littéraire les tristes filles qui l'habitent, que l'appel enroué des sirènes, la cloche des départs et les paroles étrangères des matelots débarqués.

     Un jour, un ami qui possédait une jolie voix s'installa au milieu de cette rue infernale et chanta « Sur la Riviera ». On vit sortir de toutes les maisons bases et lépreuses une abominable fille d'amour, une fille du Fort-Montjol, déjà ancienne, flétrie comme la misère même du toit qui l'abritait.

     Un grand et mélancolique plaisir éclairait ces figures de damnées. Elles écoutaient la chanson avec le bien-être des bêtes qui se chauffent au soleil. Et quand le jeune homme eut disparu au tournant de l'escalier, il n'y eut plus rien dans la rue qui s'éteignit comme une chandelle.

     L'extrême misère de cette humanité gémissait sous les portes des masures mal jointes. Elles gémissaiet avec le sans-gêne d'un petit démon de Paris, un petit démon abruti par les mauvais traitements d'une puissante marâtre.

 

     Ce triste séjour de l'infamie maladive ne doit pas tarder à disparaître, si ce n'est déjà fait. La misère humaine ne changera pas pour si peu. On la trouvera toujours aussi incurable, aussi contagieuse. Mais ses aspects décoratifs changeront selon l'éclairage et le pittoresque des jours nouveaux.

     La lumière électrique cruelle et aiguë a crée des ombres nouvelles peuplée d'éléments aussi mystérieux que ceux qui dansaient dans le rayon de la lanterne sourde du policier Javert.

 

     Si la misère se révèle aux yeux des spectateurs conscients de la tragédie humaine, c'est par le truchement des filles qui en sont bonnes conductrices et qui, par des antithèses faciles, lui prêtent des formes répugnantes et les détails facilement macabres. Chez elles, ou plutôt grâce à elles, le sang humain bêtement répandu et l'odeur pénible des hôtels à femmes pauvres s'associent our composer une image qu'il est nécessaire de contempler avec désespoir.

     A l'entrée de cette rue sordide, où l'ivrogne trouve par son geste qui n'est même pas amoureux une complice usagée, l'espérance est interdite, l'espérance de reprendre la vie dans un sens plus doux, mieux équilibrée, et de la boire à longs traits comme un bol de lait au sortir de la ferme.

     Ici la soif ne s'étanche pas. Tout s'accomplit sans le prolongement saugrenu des idées décourageantes que prodiguent les bas alcools. Les hommes qui fréquentent ces femmes, les valent et par la triste indigence de leur sensibilité et par l'aigre distinction de leur malpropreté physique.

     On ne chante pas ici comme à Marseille. Rien de merveilleux n'existe dans un recoin chaste de l'âme de cette foule qui se meut lentement le long de cette rue sans joie.

 

     La rue des derniers bordels de Belleville et des Buttes Chaumont est une rue pavoisée de Vénus pelées, de Vénus mécaniques en baudruche, qui déroulent devant des passants sas illusion un film dont ils n'apprécient même pas le fantastique.

     Ce n'est pas le charme le moins pervers de cette étonnante cité que d'exposer ces automates de sexe féminin à la curiosité des hommes. Mais ces vieilles poupées à tête de mort sont aussi fragiles que d'autres. Il suffit d'un regard frais pour en détraquer toute la construction.

Pierre Mac Orlan / Images secrètes de Paris (extrait)
Illustration : Eau-forte par Assire pour Images secrètes de Paris