« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

VOUS : COMA : MARYLIN MONROE


 

 

La mariée habillée. À midi, quand elle se réveilla, Tallis était assis sur la chaise métallique, à côté du lit, ses épaules appuyées au mur comme pour essayer de mettre la plus grande distance possible entre lui et le soleil qui tombait comme la herse d'un piège sur le balcon. Depuis leur rencontre, trois jours plus tôt au planétarium de la plage, il n'avait fait qu'arpenter les distances séparant chaque point de l'appartement, élaborant à partir de ces calculs un labyrinthe personnel. elle se redressa, soudain consciente de l'absence de tout bruit ou mouvement dans l'appartement. Une quiétude immense s'établissait autour de li. À travers ce silence glacé, les murs blancs de l'appartement formaient des plans arbitraires. Elle commença à s'habiller, consciente de l'intérêt précis de l'homme pour son corps.

 

Fragmentation. Pour Tallis, ce temps passé dans l'appartement correspondait à une période de fragmentation croissante. Des vacances inopinées l'avaient amené, par le biais d'une logique négative, à cette petite ville du bord de mer. Dans son costume de coton délavé, il était resté assis des heures aux tables des cafés fermés, mais déjà les souvenirs de la plage s'estompaient. L'immeuble mitoyen dérobait la vue des dues. La jeune femme dormait presque tout le jour et l'appartement demeurait silencieux, les formes blanches des pièces semblant s'enrouer autour de l'homme. Plus que tout, la couleur des murs l'obsédait.

 

La mort « si douce » de Marilyn Monroe. Debout devant lui tandis qu'elle s'habillait, Karen Novotny offrait à sa vue un corps d'aspect lisse et brillant, comparable à celui de vitres couvertes de givre. Pourtant il aurait suffit d'un glissement du temps pour assécher les interstices moelleux, laissant des murs semblables à des parois de brique vitrifiée légèrement érodée. Il se remémora l'Habillage d'Ernst : la peau grêlée de Marilyn, les seins de pierre ponce taillée, les cuisses volcaniques, le visage de cendre. La jeune veuve du Vésuve.

 

Divisible à l'infini. Au commencement, lorsqu'ils s'étaient rencontrés dans le planétarium pari les dunes, il s'était littéralement emparé de la présence de Karen Novotny. Toute la journée il s'était promené sur les collines de sable en tentant d'échapper aux immeubles qui s'élevaient, dans le lointain, parmi les crêtes évanescentes. Les versants opposés, convergeant vers le soleil comme un immense yantra hindou, étaient marqués au chiffre laissé par ses pas glissants. Sur la terrasse de béton, à l'extérieur du planétarium, la jeune femme en robe blanche le regardait s'approcher avec des yeux maternels.

 

Surface d'Enneper. Tallis fut immédiatement fasciné par les dispositions inhabituelles des méplats de son visage, qui s'entrecroisaient selon un tracé identique à celui des dunes autour d'elle. Lorsqu'elle lui offrit une cigarette, il lui saisit le poignet involontairement, sentant sous ses doigts la jonction entre le radius et le cubitus. Il la suivit à travers les dunes. La jeune femme formait une équation géométrique, véritable modèle de démonstration d'un paysage. ses seins et ses fesses illustraient la surface de la courbe négative et constante d'Enneper, coefficient différentiel de la pseudosphère.

 

Faux espace-temps de l'appartement. Ces surfaces planes trouvaient leur équivalent rectiligne à l'intérieur de l'appartement. Les angles droits entre les murs et le plafond constituaient les marques tangibles d'un système temporel viable, contrairement au dôme suffocant du planétarium qui n'exprimait qu'une symétrie ennuyeuse et infinie. Il regardait Karen Novotny aller de pièce en pièce, établissant des rapports entre les mouvements de ses cuisses et de ses hanches et l'architecture du sol et du plafond. Cette jeune femme aux extrémités décrispées était un module ; en la multipliant par l'espace et le temps de l'appartement, il obtiendrait une unité d'existence viable.

 

Suite mentale. Réciproquement, Karen Novotny trouvait en Tallis l'expression tangible de son propre désir d'abstraction, cette entropie croissante qui avait commencé à investir son existence dans l'hôtel du bord de er déserté depuis la fin de la saison passée. Depuis maintenant quelques jours, elle était devenue consciente d'un processus croissant de désincarnation, comme si ses membres et ses muscles ne servaient plus qu'à marquer le contexte résidentiel de son corps. Elle faisait la cuisine pour Tallis et lavait son costume. Penchée sur la table à repasser, elle observait la haute silhouette de l'homme entrecroisée aux angle et aux dimensions de l'appartement. Plus tard, l'acte sexuel qui les réunit établit une communion de nature double, entre eux et le continuum spatio-temporel qu'ils occupaient.

 

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J. G. Ballard / La foire aux atrocités (extrait)
Traduit de l'anglais par François rivière