« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Quand j'ai fini par quitter le bar


 

… / …

     Quand j'ai fini par quitter le bar, j'ignorais totalement où j'étais, des lumières oranges brûlaient pareilles à des taches solaires, déclenchant dans ma tête d'étranges émeutes, tandis que dans l'obscurité en contrebas un chœur de coyotes hurlait, ou était-ce le bruit de la circulation ? et aucun sens du temps non plus. Nous sommes allés tous les deux en titubait dans un coin et c'est alors que la voiture s'est approchée, une voiture blanche ? Une VW LAP 1 ?  peut-être/peut-être pas ? J'ai essayé de voir à quoi tout ça rimait, mon Australienne qui se bidonnait, les deux pacman qui perdaient la boule, elle habitait juste à côté quelque part mais c'était marrant, elle n'arrivait pas à se rappeler exactement où, moi je m'en fichais pas mal. Je plissais juste les yeux et fixais la voiture blanche ? c'est alors que la vitre s'est abaissée et qu'un beau visage est apparu, fatigué peut-être, incertain aussi, mais néanmoins lumineux avec un sourire désabusé sur ses douces lèvres — Natasha s'est penchée par la vitre de sa voiture, "L'amour ne tient pas la route longtemps, hein ? ", m'a-t-elle dit avec un clin d'œil, tandis que je secouais la tête, comme si ce genre de dénégation emphatique pouvait bel et bien prouver quelque chose, genre à quel point il était possible de tomber d'aussi haut aussi vite, mais pour comprendre quelque chose à tout ça vous devez vous souvenir, et moi je m'en souvenais, je m'en souvenais parfaitement, ce que je n'arrêtais pas de me répéter tandis que cette voiture blanche ?, sa voiture ? s'éloignait rapidement, bye-bye Natasha, qui que tu sois, et que je me demandais si je la reverrais jamais, me doutant qu'il n'en serait rien, espérant que mes sens me trompaient mais n'en sachant rien ; Le Coup de Foudre ayant été écrit par un aveugle, même sournois, et passionné aussi ? l'aveugle suprême, moi — j'ignore pourquoi je viens d'écrire ça — même si je l'aimerais encore même en recouvrant la vue, même si j'avais tout d'un coup commencé à rêver alors de quelqu'un que je n'avais encore jamais rencontré, ou connaissais depuis toujours, non, pas même Pan-pan — pfiou, qu'est-ce que je m'égare — peut-être Natasha après tout, si vague, si familière, si étrange, mais qui, vraiment, et pourquoi ? même s'il y avait au moins un truc auquel je pouvais me raccrocher, un truc vraiment réconfortant, une nuit étoilée, fortunée, et mille merveilleux éléments qu'une idée avine, infusions mortelles, et reste alors mon ombre noire, invitant rêves ou nostalgies infinies, encore, jusqu'à ce que cette Australienne me secoue le bras, me le secoue vraiment :

     "Hé ! Oh ! T'es où ?

     — Perdu", ai-je marmonné et je me suis mis à rire, et alors elle a ri, et je ne me rappelle pas la suite. Je ne me rappelle pas sa porte, toutes ces marches sans jamais allumer les lumières, les lumières du couloir ou les lumières de sa chambre, avant de s'écrouler sur le futon à même le sol. Je ne me rappelle même plus comment nous avons ôté tous nos vêtements, je n'arrivais pas à lui dégrafer son soutien-gorge, elle a dû finalement  s'en occuper elle-même, son soutien-gorge blanc, ahh le fermoir était devant et je bataillais derrière, et c'est alors qu'elle a libéré les pacman et m'a bouffé tout cru.

     Ouais je sais, tout ça ne colle pas vraiment. Après tout, comment passe-t-on d'un poème à une fille superbe puis aux détails d'une coucherie avinée ? Je veux dire même si vous pouviez recoller ensemble tous les morceaux, et je doute que ce soit possible, quel genre d'image obtiendriez-vous vraiment ?

     Son sexe était vraiment spécial. Ça je m'en souviens. En fait, c'était incroyable comme il était poilu, d'épaisses boucles noires, qui le recouvraient, le cachaient, mais une fois qu'on l'avait titillé & léché, il s'ouvrait très facilement pour se laisser toucher, goûter, et elle restait assise sur moi, chevauchait ma bouche, se tendait légèrement en arrière, se penchait légèrement en avant, et quand ses jambes se mirent à trembler, elle voulut que je continue à l'explorer avec mes doigts et mes lèvres et ma langue, que j'explore ses replis de chaleur, les doux plis de son obscurité, et que ça dure, que ça dure.

     Le reste c'est clair je ne m'en souviens pas même si je sais que ça a duré ainsi pendant un temps.

 

     Et tout là-haut eh-oh,

     loin des yeux eh-euh,

     au fond du soupirail

     c'est la vraie pagaille.

 

     Une comptine. Je crois.

… / …

Mark Z. Danielewski / La Maison des Feuilles (extrait)
traduit par Claro
Photo taken by Emman Montalvan, owned by Mark Z. Danielewski