LE NOM
Par domcorrieras, le mardi 18 octobre 2022 - Poèmes & chansons - lien permanent
Élégie familiale.
1
Depuis l'école
et même avant… Depuis l'aube, lorsque j'étais
à peine un brin de songe et de sanglots,
depuis ce temps,
on m'a dit mon nom. Un saint et un signe
pour pouvoir parler avec les étoiles.
Tu t'appelles, tu t'appelleras…
Et puis on m'a remis
ce que vous voyez écrit sur ma carte,
ceci avec lequel je signe mes poèmes :
quatorze lettres
que dans la rue je porte sur mon dos,
que partout et toujours je porte comme escorte.
Est-ce bien mon nom, en êtes-vous sûrs ?
Possédez-vous bien tous mes signes ?
Connaissez-vous donc mon sang navigable,
ma géographie de sommets obscurs,
de profondes vallées amères
qui sur les cartes point ne figurent ,
Auriez-vous quelquefois visité mes abîmes
mes souterraines galeries,
et leurs grandes pierres humides,
leurs îles surgissant de noirâtres lagunes
et où je sens tomber
du plus haut de mon cœur
la pure chute d'eaux anciennes
— fracas frais et profond —
en un lieu plein d'arbres brûlants,
de singes équilibristes,
de perroquets législateurs et de serpents ?
Toute ma peau (j'aurais dû le dire)
toute ma peau vient-elle de cette statue
de marbre espagnol ? Aussi ma voix d'effroi,
l'âpre cri de ma gorge ? Tous mes os
viennent-ils de là ; et mes racines et les racines
de mes racines et encore
ces branchages obscurs agités par les rêves
et ces fleurs sur mon front ouvertes
et cette sève qui rend amère mon écorce ?
En êtes-vous bien sûrs ?
N'y a-t-il rien d'autre que ce que vous avez écrit,
que ce que vous avez marqué
du sceau de la colère ?
(Oh oui, j'aurais dû vous le demander !)
Eh bien, maintenant je vous le demande :
Ne voyez-vous pas ces tambours dans mes yeux ?
Ne voyez-vous pas ces tambours que martèlent
deux larmes sèches ?
N'ai-je donc pas
un aïeul nocturne
avec une grande balafre noire
(plus noire encore que la peau)
une grande balafre faite d'un coup de fouet ?
N'ai-je donc pas
un aïeul mandingue, congolais, dahoméen ?
Sion prénom ? Oh oui, dites-moi son prénom !
André ? François ? Aimable ?
Comment dites-vous André en congo ?
Comment, depuis toujours, avez-vous dit
François en dahoméen ?
En mandingue, comment dit-on Aimable ?
Impossible ? C'étaient, alors, d'autres prénoms ?
Le nom, sans doute !
Connaissez-vous mon autre nom, celui
qui me vient de cette terre immense, le nom
sanglant et prisonnier, qui traverse la mer
parmi des chaînes, qui parmi des chaînes traversa la mer ?
Ah, vous ne pouvez plus vous en souvenir !
Vous l'avez dissous dans une encre immémoriale.
Vous l'avez volé à un pauvre nègre sans défense.
Vous l'avez caché en croyant
que sous un tel affront j'allais baisser les yeux.
Gracias !
Os lo agradezco !
Gentilles gens, thank you !
Merci !
Merci bien !
Merci beaucoup !
Mais non… Pouvez-vous donc le croire ? Non !
Je suis propre.
Ma voix brille comme un métal nouvellement poli.
Sur mes armes, voyez : un baobab,
une lance, un rhinocéros.
Je suis aussi le petit-fils,
l'arrière-petit-fils,
l'arrière-arrière-petit-fils d'un esclave.
(La honte soit au maître.)
Serais-je Yelofe ?
Nicolas Yelofe, peut-être ?
Ou bien Nicolas Bakongo ?
Peut-être Guillén Banguila ?
Ou Koumba ?
Guillén Koumba ?
Ou Kongué ?
Je pourrais être Guillén Kongué ?
Oh, qui le sait !
Quelle énigme parmi les eaux !
2
Je sens peser la nuit immense
sur de profondes bêtes,
sur d'innocentes âmes châtiées ;
mais aussi sur des voix hérissées
qui dépouillent le ciel de ses soleils
les plus durs,
pour décorer le sang guerrier.
D'un pays brûlant que transperce
la grande flèche équatoriale,
je sais que viendront de lointains cousins,
— mon angoisse lointaine lancée dans le vent ;
je sais que viendront des parcelles de mes veines,
— mon sang lointain
écrasant d'un pied dur les herbes atterrées ;
je sais que viendront des hommes aux vies vertes,
— ma forêt lointaine
avec sa douleur ouverte en croix et sa poitrine rouge en
flammes,
Sans nous connaître, dans la faim nous nous reconnaî-
trons,
dans la tuberculose et dans la syphilis,
dans la sueur achetée en noire contrebande,
dans les morceaux de chaînes
collant encore à notre peau ;
sans nous connaître
nous nous reconnaîtrons dans les yeux lourds de songe
et jusque dans les insultes quotidiennes
que nous crachent comme des pierres
les quadrumanes de l'encre et du papier.
Alors qu'importera-t-il donc
(qu'importe-t-il donc maintenant !)
mon petit nom
et ses quatorze lettres blanches ?
Et le nom mandingue, bantou,
yorouba ou dahoméen
du triste aïeul noyé
dans une encre de notaire ?
Qu'importe-t-il, mes purs amis ?
Oh, oui, mes purs amis,
oui, venez voir mon nom !
Mon nom interminable
et fait de noms interminables ;
mon nom : le mien, celui des autres,
mon nom libre, le vôtre, celui des autres,
celui des autres, mon nom libre comme l'air.
Nicolás Guillén / Le Chant de Cuba
Traduction par Claude Couffon