« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LE NOM


 

Élégie familiale.

 

1

 

Depuis l'école

et même avant… Depuis l'aube, lorsque j'étais

à peine un brin de songe et de sanglots,

depuis ce temps,

on m'a dit mon nom. Un saint et un signe

pour pouvoir parler avec les étoiles.

Tu t'appelles, tu t'appelleras…

Et puis on m'a remis

ce que vous voyez écrit sur ma carte,

ceci avec lequel je signe mes poèmes :

quatorze lettres

que dans la rue je porte sur mon dos,

que partout et toujours je porte comme escorte.

 

Est-ce bien mon nom, en êtes-vous sûrs ?

Possédez-vous bien tous mes signes ?

Connaissez-vous donc mon sang navigable,

ma géographie de sommets obscurs,

de profondes vallées amères

qui sur les cartes point ne figurent ,

Auriez-vous quelquefois visité mes abîmes

mes souterraines galeries,

et leurs grandes pierres humides,

leurs îles surgissant de noirâtres lagunes

et où je sens tomber

du plus haut de mon cœur

la pure chute d'eaux anciennes

— fracas frais et profond —

en un lieu plein d'arbres brûlants,

de singes équilibristes,

de perroquets législateurs et de serpents ?

Toute ma peau (j'aurais dû le dire)

toute ma peau vient-elle de cette statue

de marbre espagnol ? Aussi ma voix d'effroi,

l'âpre cri de ma gorge ? Tous mes os

viennent-ils de là ; et mes racines et les racines

de mes racines et encore

ces branchages obscurs agités par les rêves

et ces fleurs sur mon front ouvertes

et cette sève qui rend amère mon écorce ?

En êtes-vous bien sûrs ?

N'y a-t-il rien d'autre que ce que vous avez écrit,

que ce que vous avez marqué

du sceau de la colère ?

(Oh oui, j'aurais dû vous le demander !)

 

Eh bien, maintenant je vous le demande :

Ne voyez-vous pas ces tambours dans mes yeux ?

Ne voyez-vous pas ces tambours que martèlent

deux larmes sèches ?

N'ai-je donc pas

un aïeul nocturne

avec une grande balafre noire

(plus noire encore que la peau)

une grande balafre faite d'un coup de fouet ?

N'ai-je donc pas

un aïeul mandingue, congolais, dahoméen ?

Sion prénom ? Oh oui, dites-moi son prénom !

André ? François ? Aimable ?

Comment dites-vous André en congo ?

Comment, depuis toujours, avez-vous dit

François en dahoméen ?

En mandingue, comment dit-on Aimable ?

Impossible ? C'étaient, alors, d'autres prénoms ?

Le nom, sans doute !

Connaissez-vous mon autre nom, celui

qui me vient de cette terre immense, le nom

sanglant et prisonnier, qui traverse la mer

parmi des chaînes, qui parmi des chaînes traversa la mer ?

 

Ah, vous ne pouvez plus vous en souvenir !

 

Vous l'avez dissous dans une encre immémoriale.

Vous l'avez volé à un pauvre nègre sans défense.

Vous l'avez caché en croyant

que sous un tel affront j'allais baisser les yeux.

Gracias !

Os lo agradezco !

Gentilles gens, thank you !

Merci !

Merci bien !

Merci beaucoup !

Mais non… Pouvez-vous donc le croire ? Non !

Je suis propre.

Ma voix brille comme un métal nouvellement poli.

Sur mes armes, voyez : un baobab,

une lance, un rhinocéros.

Je suis aussi le petit-fils,

l'arrière-petit-fils,

l'arrière-arrière-petit-fils d'un esclave.

(La honte soit au maître.)

 

Serais-je Yelofe ?

Nicolas Yelofe, peut-être ?

Ou bien Nicolas Bakongo ?

Peut-être Guillén Banguila ?

Ou Koumba ?

Guillén Koumba ?

Ou Kongué ?

Je pourrais être Guillén Kongué ?

Oh, qui le sait !

Quelle énigme parmi les eaux !

 

2

 

Je sens peser la nuit immense

sur de profondes bêtes,

sur d'innocentes âmes châtiées ;

mais aussi sur des voix hérissées

qui dépouillent le ciel de ses soleils

les plus durs,

pour décorer le sang guerrier.

D'un pays brûlant que transperce

la grande flèche équatoriale,

je sais que viendront de lointains cousins,

— mon angoisse lointaine lancée dans le vent ;

je sais que viendront des parcelles de mes veines,

— mon sang lointain

écrasant d'un pied dur les herbes atterrées ;

je sais que viendront des hommes aux vies vertes,

— ma forêt lointaine

avec sa douleur ouverte en croix et sa poitrine rouge en

     flammes,

Sans nous connaître, dans la faim nous nous reconnaî-

     trons,

dans la tuberculose et dans la syphilis,

dans la sueur achetée en noire contrebande,

dans les morceaux de chaînes

collant encore à notre peau ;

sans nous connaître

nous nous reconnaîtrons dans les yeux lourds de songe

et jusque dans les insultes quotidiennes

que nous crachent comme des pierres

les quadrumanes de l'encre et du papier.

 

Alors qu'importera-t-il donc

(qu'importe-t-il donc maintenant !)

mon petit nom

et ses quatorze lettres blanches ?

Et le nom mandingue, bantou,

yorouba ou dahoméen

du triste aïeul noyé

dans une encre de notaire ?

Qu'importe-t-il, mes purs amis ?

 

Oh, oui, mes purs amis,

oui, venez voir mon nom !

Mon nom interminable

et fait de noms interminables ;

mon nom : le mien, celui des autres,

mon nom libre, le vôtre, celui des autres,

celui des autres, mon nom libre comme l'air.

Nicolás Guillén / Le Chant de Cuba
Traduction par Claude Couffon