« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Et comme j'ai dit, j'ai fait


 

 

… / …

     Et comme j'ai dit, j'ai fait. Je m'ai soulevé encore avec mon bras et mon oreille, le sang partout, et je suis reparti du côté de l'ennemi d'où qu'on venait. Le compagnon alors il m'a engueulé et que je comprenais tous les mots. Je devais monter en fièvre, et plus que j'avais de chaleur à porter et plus facilement aussi je comprenais l'anglais. Je boitais mais j'étais têtu question de bravoure.Il savait plus comment m'arrêter. On s'est pour ainsi dire bagarrés dans le milieu de la plaine. Heureusement qu'il y avait personne pour nous regarder. Finalement c'est lui qui a gagné, il m'a serré par le bras, celui qui était ouvert. Alors il a gagné fatalement. Je l'ai suivi. Mais on avait pas fait encore un quart d'heure dans le sens de la ville que je vois sur la route, qui venait vers nous, bien une dizaine de cavaliers en kaki. De les voir si près je m'imagine des choses, que la bataille va recommencer.

     — Hurray ! que je vocifère d'aussi loin que je les vois. Hurray !

     À présent je savais que c'étaient les Anglais.

     — Hurray ! q'ils me répondent.

     Leur officier s'approche. Il me fait un compliment.

     — Brave soldier ! Brave soldier ! qu'il dit. Where do you come from ?

     Ça j'y avais plus pensé d'où que je comais from [sic] ? Il m'a refait peur ce salaud-là.

     Je voulais encore me barrer à la fois devant et derrière, des deux côtés. Le compagnon qui m'avait pris en charge il me fout un grand coup de pied dans le cul du coup, direction la ville. Personne voulait plus que je soye brave. Moi je savais plus où mettre mes esprits, devant ou derrière, et dedans j'avais trop mal. le Drellière il avait pas vu tout ça. Il était mort trop tôt. À un petit moment la route a positivement monté vers moi, tout doucement, un vrai baiser je peux le dire, jusqu'à la hauteur des yeux et je m'ai allongé dessus comme dans un lit bien doux avec mon énorme bombardement dans la tétère et tout. Et puis ça c'est encore plus calmé et les chevaux des kakis sont revenus vers moi, je veux dire leur [stupide] galop, parce que j'ai plus vu personne.

     Quand j'ai repris mon espèce d'esprit c'était dans une église, sur un vrai lit. Je me suis réveillé au bruit de mes oreilles encore, et d'un chien que je croyais qui me mangeait le bras gauche. J'ai pas insisté. sauf qu'on m'ouvre le ventre tout cru et à froid et encore, je pouvais pas avoir plus mal partout. Ça n'a pas duré une heure mais toute la nuit. J'ai vu passer un drôle de geste dans cette ombre sous mes yeux, tout mou et tout mélodieux qui m'a comme réveillé quelque chose.

     J'y croyais plus. C'était le bras d'une gonzesse. Ça m'a malgré tout porté au zozo d'autorité. J'ai cherché l'endroit des fesses avec un œil. J'ai trouvé que ça ondulait ce derrière, sur l'étoffe bien tendue de-ci de-là entre les châlits. Comme un rêve qui recommence. La vie elle en a des trucs. Les idées sont remontées de travers, comme embrouillées, et elles ont suivi le derrière en attente, bien sages. On m'a fait rouler dans un coin de cette église, un coin plein de lumière. Là j'ai retombé dans les pommes à cause de l'odeur j'imagine, ça devait être pour m'endormir. Deux jours ont dû passer, avec plus de douleurs encore, d'énormes bruits dans ma grosse tête, que de vie véritable. C'est drôle que je me souviens de ce moment-là. C'est pas tant que j'ai dégusté que je me rappelle, que d'être plus responsable de rien du tout comme un con, plus même la bidoche. C'était plus qu'abominable, c'était une honte. C'était toute la personne qu'on vous donne et qu'on a défendue, le passé incertain, atroce, déjà tout dur, qu'était ridicule dans ces moments, en train de se déglinguer et de courir après ses morceaux. Je la regardais moi la vie, presque en train de me torturer. quand elle me fera l'agonie pour de bon, je lui cracherai dans la gueule comme ça. Elle est tout con à partir d'un certain moment, faut pas me bluffer, je la connais bien. Je l'ai vue. On se retrouvera. On a un compte ensemble. Je l'emmerde.

     Mais faut que je raconte tout. Au bout des trois jours, y a un obus qui est venu éclater dans le grand autel, un vrai. Les Anglais qui tenaient l'ambulance ont décidé qu'on s'en irait tous. Moi j'y tenais pas spécialement. Cette église avait des formes qui mouvaient aussi, des piliers en guimauve qui s'enroulaient comme à la fête dans la jaune et vert des vitraux. On buvait de la citronnade au biberon. Tout ça c'était bon dans un sens. Je veux dire dans le milieu où passent les liquides. Un coup de cauchemar, j'ai même vu défiler dans le haut des voûtes, sur un cheval tout en or avec des ailes, le général Métuleu des Entrayes qui me cherchait sûrement… Il m'a dévisagé, il cherchait à me reconnaître et puis sa bouche a remué et sa moustache s'est mise à battre comme un papillon.

     — J'ai changé n'est-ce pas Métuleu ? que je lui ai demandé bien doucement et bien familièrement.

     Et puis je me suis endormi malgré tout, avec une angoisse en plus, bien nette, juste en coin entre les orbites et qu'allait plus au fond des idées, même plus loin encore que le bruit cependant énorme comme j'en finis pas de le décrire.

     On nous a sûrement transportés dans la gare et puis répartis dans le train. C'étaient des fourgons. Ça sentait encore l'odeur de fumier tout frais. Ça roulait bien doucement. Y avait pas si longtemps qu'on était arrivés pour faire la guerre dans l'autre sens. Un, deux, trois, quatre mois déjà qu'étaient passés. Dans mon wagon c'était rien que des civières en long, sur deux rangs. Moi j'étais tout près de la porte. Y avait une autre odeur encore, celle des morts, je la connaissais bien aussi, et de phéniqué. On avait dû nous évacuer d'urgence de l'ambulance.

     — Heu… Heu ! que j'ai fait comme une vache aussitôt que je me suis réveillé un peu, parce que c'était l'endroit.

     Personne a répondu d'abord. On roulaut pour ainsi dire pas à pas. Au bout de trois fois, y en a deux au fond qui m'ont répondu :

     — Heu ! Heu ! c'est un bon cri pour les blessés. C'est le plus facike à dire.

Tchou ! Tchou !… au loin, c'était sûrement la machine qui prenait la pente. Mes explosions de mon oreille à moi elles me trompaient plus.Tout s'est arrêté au bord d'une rivière qui coulait de lalune puis on a repris en s'ébranlant. C'était tout à fait presque comme à l'aller en somme. Ça me souvenait de Péronne. Je me demandais qui pouvait être encore allongé dans les fourgons en fait de grivetons, si c'étaient des Français ou des Anglais, ou des Belges peut-être.

     Avec Heu, heu ! ça se comprend de partout, j'ai recommencé.

     On a plus répondu. Seulement, ceux qui gémissaient, ils gémissaient plus. Sauf un qui répétait Marie, plutôt avec un accent et puis un glou glou tout près de moi, d'un mec sûrement qui se vidait par la bouche. Je connaissais ce ton-là aussi. J'avais appris  en deux mois à peu près tous les bruits de la terre et des hommes. On est restés encore bien deux heures immobiles sur le remblai, en plein froid. Juste le tchou tchou de la locomotive. Et puis une vache aussi qui faisait mheu mheu bien plus fort que moi alors dans un pré devant. J'y ai répondu pour voir. Elle devait avoir faim. On a roulé un peu broum, broum… Toutes les roues, toutes les viandes, toutes les ifées de la terre étaient tassées ensemble dans le bruit au fond de ma tête. C'est à ce moment-là quand même que je me suis dit que c'était fini. Ça tenait. J'ai viré de côté. Je me suis assis même. J'ai regardé l'ombre du wagon, devant, derrière. Je me suis l'œil. C'était des corps qui bougeaient plus sous les couvertures des civières. Y avait deux rangs de civières. J'ai fait :

     — Heu heu.

     Personne alors a répondu. Debout je tenais aussi, pas longtemps mais assez pour aller jusqu'aux portes. Avec un bras je les ai ouvertes davantage… Je me suis assis dans la nuit sur le rebord. C'était tout à fait comme quand on était montés vers la guerre mais à présent on redescendait plus doucement encore. Dans le wagon y avait pas de chevaux non plus. Il devait faire grand froid, c'était vraiment plus l'été mais j'avais une chaleur et une soif comme en été, et puis je voyais des choses dans la nuit. Et même j'ai entendu, à cause de mes bruits, des voix et puis des colonnes entières qui passaient sur les champs, à deux mètres du sol. C'était bien leur tour. Tout ça montait vers la guerre. Moi j'en revenais. C'était plutôt un petit wagon le nôtre, mais y avait bien quinze morts dedans quand j'y pense. Peut-être qu'on entendait encore un canon tout à fait loin. Les autres wagons ça devait être pareil. Tchoutt ! tchout ! C'était une petite locomotive qui avait bien du mal à traîner tout ça. Nous on allait vers l'arrière. Si je reste avec eux, que je me disais, je suis mort pour de bon, mais j'avais si mal et tant de bruit dans la tête que dans un sens ça m'aurait fait du bien. Enfin le cadavre qui était sur la civière au fond à droite, j'ai vu sa figure d'un coup, et puis la figure des autres aussi, comme le wagon s'est juste arrêté sous la lanterne de gaz. Ça m'a fait parler de les voir.

     Heu, heu, que je leur ai fait à tous.

     Et puis le train s'est traîné encore tout au bord de la campagne, une prairie toute couverte de buées si épaisse que je me suis dit : Ferdinand tu vas marcher là-dessus comme chez toi.

     Et j'ai marché dessus. Je suis parti de plain-pied dans cet édredon, c'est le cas de la dire. Je m'en mettais partout du nuage. Ça y est, que j'ai dit, cette fois-ci je déserte pour de bon. Je me suis assis, c'était mouillé. Un peu plus loin je voyais les murs de la ville déjà, des hautes murailles, un vrai château fort la protège. Une grandze ville du Nord sans doute. Je m'assous devant que je dis. Maintenant j'étais sauvé, j'étais plus seul. Je prends l'air coquin. Y avait Kerzuson, Keramplech, Gargader et le gars Le Cam autour de moi, en cercle pour ainsi dire. Seulement alors, ils avaient les yeux fermés. C'étaient des  reproches qu'ils m'adressaient. en somme ils venaient me surveiller. Depuis quatre ans presque qu'on avait été ensemble ! Je leur avias pourtant jamais raconté d'histoires. Gargader il saignait en plein dans le milieu du front. Ça rougissait tout le brouillard en dessous de lui. Je lui ai même fait remarquer. Kersuzon, c'est vrai, il avait plus de bras du tout, mais de grandes oreilles pour écouter bien. Le gars Le Cam on voyait à travers sa tête le jour, par les yeux comme dans une lunette. Ça c'est drôle. Keramplech il lui avait poussé une barbe, il avait les cheveux longs comme une dame, il avait gardé son casque et il se faisait les ongles avec un bout de baïonnette. C'était pour m'écouter aussi. Il avait les boyaux qui lui glissaient par le fondement tout loin dans la campagne. Fallait que je leur parle sinon sûrement ils me dénonceraient. La guerre, que j'ai dit, c'est au nord qu'elle se passe. C'est pas par ici du tout. Ils ont rien dit.

     Le Roi Krogold est rentré chez lui.Y a eu des coups de canon à travers la campagne juste comme je disais ça. J'ai pas eu l'air d'entendre. C'était pas vrai que j'ai dit. On a chanté ensemble tous les quatre. e Roi Krogold est rentré chez lui ! On chantait faux. J'ai craché sur la gueule à Kersuzon tout rouge. L'idée est venue, bien alors. C'était beau. On était devant Christianie. Voilà mon opinion encore à présent. Sur la route, vers le sud c'est-à)dire, c'est Thibaut et Joad qui arrivaient vers moi. Des drôles de costumes aussi, des lambeaux pour vrai dire. Ils venaient aussi de Christianie, piller peut-être. Vous aurez la fièvre, bandes de vaches ! Voilà ce que j'ai gueulé moi. Kersuzon et les autres ils os ient pas me contredire. C'était moi quand-même le brigadier après tout, même après ce qui s'était passé. Déserter ou pas, c'est tout de même moi qui connais. Fallait tout connaître.

     — Raconte, que j'ai dit au Gargader Yvon qui était de ces pays-là. C'est Thibaut qui l'a tué, le père Morvan, le père à Joad, dis-le, c'est lui qui l'a tué. Raconte, que j'ai dit. Raconte-moi plus loin, pkus tôt c'est-à-dire. Raconte-moi comment qu'il l'a tué, avec un poignard, une corde, un sabre ? Non ? Avec un gris caillou donc qu'il lui a défoncé la gueule.

     — C'est vrai, qu'il a répondu le Gargader. Bien exact, mot pour mot.

     Le père Morvan lui avait bien prêté un peu d'argent pour qu'il se taise, qu'il emmène pas son fils, au loin à l'aventure, qu'il le laisse tranquille et faire toute sa vie à ses côtés à Terdigonde en Vendée, comme nous autrefois à Romanches en Somme et où on s'emmerdait tant au 22e avant guerre. Un jour il avait dû inviter le père à Joad, des invités bien puissants et bien riches, des gens du parlement qui se saoulaient chez lui la gueule. Il était saoul aussi le père Morvan, un peu plus que les autres même, saoul à dégueuler. I avait quitté sa place au banquer pour se pencher à la fenêtre. dans la ruelle en bas y avait personne encore. Si, un petit chat, un gros caillou. Thibaut arrivait juste au coin.

     Y viendra pas mon ami. Y viendra pas pour nous amuser, nous jouer son instrument, il est payé pourtant. Il m'a pris vingt écus d'avance… C'est un voleur le Thibaut je l'ai toujours dit.

     C'est à ce moment que Thibaut qui l'entendait s'est relevé avec le gros caillou dans la main et l'a foudroyé vif à mort d'un seul coup au milieu de la tempe le père Morvan. C'était de l'injure bien vengée tout entière en fin de compte. Terrible. Comme il était, son âme est partie, comme le son de la lourde cloche au premier choc, s'est envolée.

     Thibaut est entré dans la maison avec les pèlerins. On a enterré le procureur trois jours plus tard. La mère Morvan avait bien du chagrin, ne se doutait de rien. dans la chambre même du mort il s'est installé Thibaut, comme un ami. Avec Joad ils allaient faire de grands tours dans les tavernes. Et puis ils en eurent assez tous les deux. Joad ne pensait que d'amours lointaines, à Wanda la princesse, la fille du Roi Krogold, le haut de Morchande au nord encore de Christianie. Thibaut ne voulait qu'aventures, même la riche maison ne sut le retenir. Il avait tué pour rien, pour le plaisir en somme. Les voilà partis tous les deux. Nous les voyons traverser la Bretagne comme Gargader autrefois, quitter pour toujours Terdigonde en Vendée, comme Keramplech.

     — C'est bien, que je leur disais à mes trois dégoûtants, pas qu'elle est belle mon histoire ?…

     Ils ne répondaient  rien d'abord, enfin c'est Cambelech qu'est passé derrière moi, je l'attendais plus. Il avait la gueule tout ouverte en deux, la mâchoire d'en bas qui pendait dans les lambeaux tout dégoûtants.

     — Brigadier, qu'il e fait comme ça, il se serrait des deux mains pour faire marcher sa bouche… On est pas contents nous autres, c'est pas une histoire comme ça que nous autres on a besoin …

… / …

Louis-Ferdinand Céline / Guerre (extrait)