« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

(Acrostiche.)


 

 

Le silence cache et protège

Et absence d’esprit et inhabileté du langage ;

 

 

Bavardage, défaut contraire, porte grand préjudice

À qui parle beaucoup sans beaucoup réfléchir.

Comme fait la fourmi qui dédaigne la terre,

Honteuse de son existence prévoyante et paisible,

Et fière de ses ailes nouvelles qui causeront sa mort,

Légère, elle s’élance sans savoir où aller.

 

 

Ivre de liberté, elle parcourt les airs,

Et bientôt devient la proie des oiseaux,

Repentante, mais trop tard. Ainsi ses ailes

Furent le fatal instrument de sa perte.

Et de même à ma plume adviendra pareil sort.

Rebelles aux bons conseils, fières de battre l’air,

Nées de ce matin seulement, mes ailes trop délicates

À ma ruine me vont conduire.

 

 

Notre fourmi ne songeait qu’au plaisir :

D’acquérir honneur et gloire je me suis fait une fête,

D’une même illusion il nous advient même malheur.

Elle a trouvé le trépas, et moi, je recevrai sans doute

Reproches, sermons et blâme. Si j’eusse gardé le silence,

On me les eût épargnés. Je persiste, je pressens déjà

Jalousie, attaques sans nombre, et je me ferme la retraite

À chaque pas que je fais en avant.

 

Si vous voulez savoir les motifs qui m’animent,

À quelles passions je déclare la guerre,

Connaître enfin mon but, et le dieu qui m’inspire,

Haut et puissant Phébus, ou Diane, ou Cupidon,

Étudiez longuement le sujet de ce livre ;

Veuillez, si l’aimez mieux, n’en lire que l’argument.

Amans, vous trouverez au milieu d’un joyeux récit

Les conseils les plus étendus pour vous garder des dangers.

 

 

Ainsi l’on doit, avec un malade difficile,

Cacher le remède sous un aliment agréable,

Opposer l’adresse et la ruse à l’aversion,

Ménager, flatter le goût et guérir en trompant.

Excitant de même manière la curiosité du lecteur,

De ma plume s’échappe des récits joyeux et lascifs.

Ils entourent et déguisent le but de mon travail ;

En amusant l’esprit, ils guérissent le coeur.

 

 

 

De craintes entouré, poussé par un ardent désir,

Et voulant terminer une oeuvre savamment commencée,

Criminellement j’ai tenté d’appliquer une fausse dorure

À ce travail d’or fin, et d’enfouir sous des chardons

Les roses qui le décorent.

Il me faut maintenant demander grâce aux sages

Si j’ai mal réussi, et réclamer des simples respect,

Tolérance surtout, pour une oeuvre qu’ils ne peuvent juger.

 

 

Étant à Salamanque, j’ai trouvé cet écrit

Et fus tenté d’y mettre fin ;

Trois raisons m’y poussèrent, j’étais en vacances,

Ma vanité m’engageait à imiter un homme d’esprit,

Enfin depuis longtemps j’étais peiné de voir

Les hommes de tous les âges victimes des peines de l’amour.

Il me sembla qu’ils trouveraient dans cette oeuvre achevée

Bons conseils contre les entremetteuses et les valets.

 

 

Étudiant avec soin l’écrit que j’avais découvert

Et qui est profond et spirituel autant que bref,

Émerveillé, j’y découvris au moins deux mille sentences

Toutes doublées de grâce, d’esprit et de gaîté.

Non, Dédale, adroit par excellence, n’eût pu faire jamais

Aucun travail plus remarquable et mieux fini

Qu’eût été l’oeuvre de Cota ou de Mena, si l’un d’eux,

Unique et inimitable écrivain, eût pu l’achever.

 

 

Il n’exista jamais dans la langue romaine

Tant d’esprit ni un style aussi riche et aussi beau ;

Dans tous mes souvenirs et dans ceux de personne

Aucune oeuvre n’est digne de celle-là,

Ni grecque, ni toscane, ni même castillane.

Ses sentences vaudront à l’auteur une éternelle renommée ;

Louanges lui soient données par Jésus Christ,

Et qu’il l’accueille dans sa gloire au nom de sa passion.

 

Bons et crédules amants, prenez ce livre pour exemple ;

Opposez aux dangers les armes qu’il vous indique ;

Unissez vos efforts pour ne pas succomber ;

Rendez hommage à Dieu en visitant son temple ;

Gardez-vous de céder aux exemples pernicieux

 

 

De ceux que les séductions de l’amour ont entraînés,

Elles sont votre perte, et vous poussent vers la tombe.

Mon coeur se déchire quand il songe à tout cela !

 

 

Ô dames et matrones, jeunes gens et maris,

Ne perdez jamais de vue cette triste aventure !

Tenez sous vos yeux le souvenir de cette fin désastreuse ;

À d’autres pensées qu’à l’amour consacrez vos loisirs ;

Livrez à ceux qu’il aveugle le secret de sa tyrannie ;

Vivez avec prudence, avec sagesse et chasteté

Afin d’être toujours heureux. Et que le dieu Cupidon

Ne vous prenne jamais pour but de ses flèches dorées.

Fernando de Rojas / La Célestine / Avant-propos de l'auteur
Traduit de l'espagnol par Germond de Lavigne, de l'Académie Française