« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

ÎLES


 

 

Alors toute île s'est enfuie,
se sont dissoutes les montagnes.

 

Notre île

nous l'avons bâtie

sous l'arrogance des vents.

Nous l'avons

rocher par rocher

dérobée au tumulte.

Dans ces failles, ces figures

patiemment nommées,

chaque jour remonte l'effroi.

 

Nos maisons

un peu de blanc

les désigne aux cailloux —

fraîcheur surprise

d'un bouillonnement occulte

au fond des carrières.

 

Rester là

silencieux, écoutant

pousser d'autres îles plus loin.

Le temps apprend sa leçon de choses

l'aride et le doux

dans les creux offerts de nos corps

nos pulpes encore chaudes

qui chercher le parfait de la chaux

tandis que nous blanchissons la sente du précipice.

 

Nous avons grandi entre la mer incrédule

et des murs anfractueux —

dans les creux, les bosses, les arêtes

qu'a laissé la main

— sur une vitre parfois —

la lumière fermente —

comme s'il y avait là

une âme à brûler.

Devant nous ces vents, ces ténèbres

qu'ouvre l'étrave

et tu lis et tu dis

et ne comprend pas.

 

Dans nos îles il y avait toujours un sentier,

le même peut-être, qui tourne entre les rochers.

Il ya toujours un tournant, le même peut-être,

qu'entre les bruns et les gris déboutonne une chose claire,

flamme blanche qui se dévêt —

le flanc doucement évasé

où tarde un désir inconnu.

Dedans : pénombre d'huile et d'encens

qui tient embrassé

un visage noirci par l'amour.

 

Nous avons fait confiance aux entrailles,

à l'obscure douleur de la terre.

Notre seule arme : cette chaux aveugle,

interlocuteur inexorable.

Plus tard, dans l'épaisseur nocturne,

le squelette igné d'un oursin.

 

Dévoilement — rougeur d'un alphabet.

Zéro heure quinze à Évanghelismos —

roide aux commandes de cette navigation,

l'abbesse reçoit les courbures du chant

la chair brûlée dans la voix

les griffes de la bête clouées en mer.

 

La grande peau tendue de nos iniquités —

sur les eaux plane l'incendie des herbes,

prairie de frissons, "échardes, bris de verre,

crépitement électrique du pelage amoureux

gerçant la douleur, ulcérant un baiser.

 

Entre les reins et les croupes de l'eau éboulée,

les sifflements d'Érinyes dessèchent nos âmes

squelettes d'étincelles que défait le vent

Ô mère, ô nuit ma mère qui m'enfantas !

La toux caverneuse du moteur à un temps

crachant aux brumes le noir des poumons —

… Quel chagrin m'entre au cœur,

quel chagrin ? Aya ! Nuit ma mère—

 

Ce port, un autre encore et un autre,

le même peut-être,

des poulpes cloués sur les murs —

des hommes accroupis aux marches du bleu

nouent et dénouent les vieux bruns de trame

d'un automne remonté des fonds boueux.

Le même soir, la même nuit, peut)-être,

vidés de songes et piqués au mât

tandis que migre d'est en ouest

la pègre des roses en guenilles.

La même aube, peut-être,

la gorge enflammée

et les rames plongent dans la chair,

blessant le feu sombre à la saignée des courbes.

 

Quelqu'un me dépense en clarté.

ses capillaires battent laborieux

au bout d'un vaste réseau de veines dans la pierre.

Quelqu'un d'une cruauté, d'une douceur inavouables

avait besoin de mes opacités.

 

Maintenir cette lisière modeste face à l'interminable

où puisse se briser le marbre, et la langue s'écorcher.

Nous offrons au large cette mer balisée de flammes,

ce bruit de cœurs et d'ossements —

un peu de bonheur dépecé sur les grèves

et le long cri rituel qui fend les corps

rédimant la nuit.

 

Il a suffi qu'un seul nerf s'enfonce dans le monde —

que bouge une main entre les tiges infinies

pour qu'une voix s'éprenne de ces lueurs fragiles.

Il a suffi d'une larme pour l'absence —

du bruit du temps dans les pores

pour allumer des feux près des pierres

où le passant reçut l'olive et le vin.

 

Le bonheur certes n'a pas suffi, ni ce chant.

Il a fallu tailler dans l'azote bleu-neige des nerfs

la douleur et son cri inesthétique —

la rumeur chaque jour annulée des racines.

 

Il y la mer, qui donc peut l'assécher ?

 

Tant de mains s'agitent sous nos paupières —

ici et là au gré des fonds tu vois

les strates futures où les eaux retirées

d'autres soleils te reconnaîtront.

 

Récifs de villages, épaves, gorgones,

la lueur des stars dans l'embrasure —

un très vieil homme translucide dans les pierres —

 

Il n'est point de remède à ma parole.

 

Le ciel, la mer :

une seule couleur —

nulle césure, nul froissement entre les corps.

 

Pourtant là-bas

au milieu qui dérive —

ce cri retenu

gouffre d'ailes qui nous aspire —

peut-être une barque

 

Il y a toujors un soir où tu t'arrêtes

insuffisant devant la mer.

Étroit.

Tant de mouvements foliés,

gestes profonds qui cherchent l'air.

Alors le seul silence d'être là

étonne la terre, congédiée des lois.

Acquitté

évident par cette brusque liberté en toi du large.

 

Lumière ténébreuse qui fut ma lumière …

 

Dans la matrice de la nuit

sur la face noire des eaux

un rêve assemble des figures —

tu ne sais plus quel séisme

ou appel augmente les vents —

une porte qu'ignorait le vide

est poussée par la rafale —

 

Le pas, la main, le pouls

rendus peu à peu au ressac —

s'éloignent à l'aube les caïques

et brillent un peu sur la tige

où quelqu'un les cueille

pour que reste inentamé le large.

 

Nous ne savons plus les fils qui lient

ces vents de résurrection

aux fonds inhabités.

Et d'où tenons-nous ces deux traits de feu

qui un instant nous clouèrent

une si claire douleur dans l'épaisseur des reins ?

 

Cette mer pressée saccagée par les vents —

notre route recollé de débris de fureur

sillon de ruse où h"site un espoir.

 

Les asphodèles sont droit fil à mer.

L'hiver sera tendre —

Des flammes blanches nous protègent.

Reflets de mémoire sur la vitre cassée —

couleur de l'oubli.

Jette ton soleil poulpe mélodieux —

tu as tant aimé la mer sombre.

Un pêcheur défait la lumière sur le flanc

de poissons à peine plus grands qu'une étincelle.

 

Sentiers

ronces, chardons

craquelures de la peau

sentiers d'octobre

dans l'or blessé des icônes

 

et je vis aussi comme une mer de cristal mêlée de feu

 

vois comme tout est plein

et fluide le brun des grès

sur la lame à double tranchant

 

et le tiers de la mer devint sang

 

et ton sang devint mer —

crépuscule d'octobre

lambeaux de thym et de sauge

d'île nue en île nue.

 

Ciel sombre de cyanose.

Une goutte d'oxygène y invente la danse —

ces lignes consument la musique.

L'aile

brille, plonge et rebrille plus sombre  d'un rayon

cloué dans le dos.

Transparence qui n'explique rien.

Loránd Gáspár