« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Gardavu


 

 

     Je dois d'abord m'excuser. Je n'ai pas l'habitude de parler en public.J'avoue que c'est très impressionnant. Enfin, tant pis. Si j'ai des embarras de diction, je vous serais infiniment reconnaissant de me reprendre, je suis à votre entière disposition.

     J'ai beaucoup hésité sur le choix du sujet. Allais-je vous entretenir du nouveau roman, de la crise algérienne, moi qui n'entends goutte à la littérature telle qu'on en parle, moins encore aux conflits qui opposent des gens qui savent sans doute mieux que personne pourquoi ils s'en veulent et par suite s'entretuent. Puis, les autorités qualifiées ne manquent pas, pour ce genre de discours.

     Alors, j'ai pensé qu'il serait préférable, comme ça, entre nous, d'évoquer un fait-divers, de ceux que la vie quotidienne procure avec largesse. Et comme il vient de m'arriver une histoire dont l'extrême bana­lité ne vous échappera certainement pas, je me suis dit qu'il ne serait pas mauvais de vous en conter la très simple péripétie. J'ai consulté le Littré pour savoir si le mot péripétie, qui m'est assez inhabituel, convenait à mon propos. Je crois que oui, si l'on veut bien admettre qu'il ne s'agit que d'un événement imprévu qui change un peu l'état des choses, et pas du tout d'un événement dans un poème épique. Parce que ma vie, en fait de poème épique... non.

     Enfin voilà. Nous côtoyons tous les jours des individus qui nous veulent le plus grand bien pos­sible, il serait temps d'en reconnaître les mérites. Je veux parler de ces messieurs en uniforme bleu ou kaki, selon la saison, qui règlent la circulation d'un geste qu'on pourrait croire automatique, mais qui n'en requiert pas moins je sais maintenant quel détachement, quel ascétisme, puisque je viens d'avoir la chance, le privilège, d'en être témoin, et pas seulement dans la rue. Je n'ai jamais passé que vingt-quatre heures sous leur toit, mais j'en garde un souvenir sans doute inoubliable. Quel enrichis­sement ! Jusqu'au maire de la petite ville où j'essaie de respirer qui n'en revenait pas quand je lui ai, très vite, raconté la chose. Il a trouvé ça très instructif, très intéressant. Vous en jugerez. Lui est trop âgé pour en pouvoir tirer quelque profit. Mais sa nostal­gie ne m'a pas trompé. Il regrettait tout à coup de n'avoir pas été à même, comme on dit, de connaître cela. Et voilà, c'est trop tard. Au fait, on ne sait jamais, on risque d'en apprendre tous les jours, jusqu'au bout du rouleau. Bref, imaginez ceci. Quelqu'un des membres de cette honorable compagnie dont je pense qu'il est inutile de vous mentionner le nom, eh bien, tape très fort dans les côtes d'un... comment dirai-je... d'un homme. Oui. D'un homme. On n'en sait pas davantage. Vous vous trouvez là, par le plus grand, le plus heureux des hasards, et vous y allez sottement d'un : "Espèce de brute " que ni vous ni moi ne prendrions aussi gentiment. Car, tenez-vous bien, au lieu de me gifler, ou de se fâcher, la personne insultée - un grand à petite moustache - loin de m'en vouloir, m'a invité chez elle. Je reconnais que j'y ai mis un peu du mien, dame, je sentais qu'il ne fallait pas lâcher le morceau. Mais tout le mérite lui en revient, soyons juste. Et cette invitation, pas du tout molle, comme quand on ne sait pas quoi faire, qu'on se traîne, qu'on rencontre n'importe qui, et qu'on lui propose de venir  casser la croûte à la maison, histoire de moins s'ennuyer, ce qui, entre parenthèses, est une grave erreur. Non, très virile au contraire, on n'est pas des loques, un bouton de ma chemise en a même sauté, pas moyen de refuser. Je ne suis pas habitué à ce genre de sollicitation. En général, c'est beaucoup plus ouaté. Evident. Amical. Ouais ! On sent tout de suite qu'il va falloir payer son écot, devoir être amusant, spirituel, cultivé, plaire à madame, aux enfants. La corvée, quoi ! Là, pas de problème. Et quelle chaude réception ! Quelle famille ! On se serait cru à Noël, sans les femmes et les enfants, on est bien tranquille à ce point de vue-là. Rien que des hommes, deux jambes, deux bras, un torse, et probablement une tête, mais rien n'en signale la présence indiscrète, heureux comme des rois de me recevoir. Tous vêtus de la même façon, comme dans les pays où l'on sait ce qu'on veut. Pas fiers, francs comme l'or. Ah ça vous change ! Et je te tape dans le dos, et je te prends par le cou, allez oublier cela ! Le soir en question, il était près de minuit, ils se sont contentés de m'interviouver brièvement, de me faire attendre un peu en compagnie de mon lascar, qui n'en menait pas large, j'avais beau le sermonner, il ne voulait rien entendre. Il se frottait les côtes avec cette colère idiote des égoïstes, des petits bourgeois qui ne sont contents de rien. Quel pan­touflard ! On nous a donc laissé partir. J'ai pensé, non sans dépit, que ma tête ne leur revenait pas. Une belle occasion gâchée. Aussi quelle ne fut pas ma joie, le lendemain matin, d'en voir rappliquer deux, très dignes, et qui me demandaient de les suivre. Comment donc ! Je venais de me lever. Leur empressement fut tel que je n'eus que le temps d'embrasser mes proches, et en avant ! Une magni­fique voiture noire m'attendait dans la rue ; quelques voisins à la fenêtre ou sur le pas de leur porte, qui n'en croyaient pas leurs yeux; jamais ils ne m'auraient cru aussi prestigieux. ]'ai tendance à éviter les fréquentations, je ne m'en flatte pas, c'est plutôt mauvais signe, mais rien n'excite tant la curiosité que le mutisme. Ce n'était qu'un début. Pendant toute la matinée, on s'intéressa à moi comme jamais. Ah ils ne nous traitaient pas par dessus la jambe ! A la légère ! Pas comme ces gens qui vous demandent si ça va bien chez vous, et qui, si vous leur répondez que non, ça ne va pas du tout, vous plantent là avec un "allons tant mieux" d'ex­cessive sympathie. Vos nom, prénoms, date de naissance, diplômes, profession, budget, parenté, femme, enfants, et les parents, et les enfants de votre femme, tout y passe, ils veulent tout savoir. A tel point qu'on ne peut pas toujours les satisfaire, ignorant soi-même la réponse. Ce que vous avez fait, d'une année à l'autre, depuis que vous êtes censé faire quelque chose, ce que vous ferez, et vos opi­nions politiques, communiste, activiste, O.A.S., S.O.S., T.N.P., j'en oublie. Et si vous avez la légion d'honneur, la médaille militaire. Quel mal ils se donnent ! On a beau se demander ce que ça pourrait changer, je ne sais quel vertige finit  par vous prendre. Un peu semblable à celui que doit donner la gloire. Je vous jure, c'est extraordinaire. Jusqu'à vos doigts, qu'ils enduisent d'encre, et vous ap­pliquent sèchement sur une grande feuille de papier. Vraiment, on ne se moque pas de vous. Puis, pas de commentaires oiseux. On ne vous laisse pas le mauvais temps d'être subjectif. Si vous avez l'air de vous étonner un tant soit peu de cet intérêt déplacé, exagéré, car ils vous rendent modeste, allez, tout de suite, ils vous remettent en selle. Dans le droit chemin. Pas comme ces salauds qui vous regardent dérailler, rien que pour mieux vous avoir au virage. Avec eux, c'est clair, net, précis : des dates, des chiffres, des noms propres. En voilà, tenez, qui ne s'embarrassent pas de littérature. Quelle leçon ! Et l'on sent bien que c'est naturel chez eux, que ça ne vient pas d'une culture arrachée aux insomnies de l'adolescence. Ils ont ça dans la peau, de toute éter­nité, comme d'autres la hanche de travers. Doués, en un mot. Pas de Monsieur, pas de flatteries de mau­vais goût, non, des faits, des renseignements strictement concrets, rien de fumeux. Je n'aurais jamais pensé  que ces gens-là, qui m'étaient plutôt indifférents, que j'avais même tendance à traiter un peu par dessus la jambe, seraient tout à coup capables de s'intéresser à moi aussi intimement. Ils vous écoutent, au moins, eux. Ils n'en perdent pas une bouchée. Pendant que l'un  m'interviouvait, un autre tapait à la machine tout ce que je disais. Consciencieusement. J'en aurais avalé ma glotte d'émotion. Et ces signatures, à tout bout de champ. On se serait cru au défunt vélodrome d'hiver, le jour du C.N.E. (j'en parle par ouï-dire). Et notez leur délicatesse. Aucune allusion au geste qui provoqua mon insulte. Noyé, le geste. Envolée, la "brute". Il n'était plus question que de moi, de moi seul ; je sentais bien qu'on m'aimait comme je ne mérite guère de l'être. Avec passion. Avec frénésie. Comme si, depuis des mois, ces malheureux n'avaient eu personne à se mettre sous la tendre dent du cœur. J'en rougissais de honte, car enfin, je le répète et vous en conviendrez sans difficulté, quel titre à ce déferlement d'amitié, moi, pauvre homme, quel titre ? Mais je n'étais pas au bout de mon étonne­ment. Un monsieur intervint, vif comme l'éclair, renvoya dans ses foyers l'homme auquel j'avais si imprudemment fait tort la veille - l'homme aux côtes - et moi, après quelques réflexions sur ma façon ironique de voir les choses, moi, il me garda. Oui. On plaît ou on ne plaît pas. Il est clair que je lui plaisais. Il manifesta même l'urgent besoin de téléphoner au procureur de la République pour savoir ce qu'on allait faire de moi. La fête, je vous dis.

     Le feu d'artifice. Il me fit mettre dans une espèce de cage, assez en retrait, de manière à ce que je ne sois sujet à aucune contagion. Délicate attention. Je sus plus tard qu'il y avait mieux encore, en fait d'isole­ment, j'exprimai même le désir d'en profiter, ne serait-ce qu'une nuit, mais il me fut répondu que cet endroit, ce ne serait peut-être que pour plus tard. Que si j'allais, maintenant, m'y suicider, ils seraient responsables. Incroyable mais vrai. Allez dire après ça qu'ils vous veulent du mal ! Donc, la cage. Un mètre sur quatre, avec un banc sur lequel traînaient quelques morceaux de biscotte et des journaux laissés là par leur dernier invité. Bien enfermé, bien bouclé, j'éprouvai alors une sensation de bien-être, comme après de trop fortes émotions. On ne s'occu­pait plus de moi, j'étais enfin libre, et un temps nouveau, bizarre, sans aucun rapport avec celui que je venais - qui venait de me quitter -, et que je ne connais que trop, oui, un temps merveilleux me pénétra peu à peu, laissant filtrer un monologue on ne peut plus intérieur dont je me permets de vous donner les grandes lignes : "Alors voilà, mon vieux. Toi qui as choisi ce pays pour y vivre, parce  qu'il est très aéré, très déplié, que la mer y vient battre ses tempes contre les rochers, que le ciel y est plus grand qu'ailleurs, tu aurais pu continuer d'y mener ta piètre existence, et ignorer qu'à deux pas de chez toi respirent en commun des êtres aussi sensibles, aussi prévenants que ceux que tu vois, là, à travers ce grillage, aller et venir, faire le ménage car ce sont de vraies petites femmes d'intérieur quand ils veulent s'en donner la peine, oui, ignorer toute ta vie à quel point on a tort de se plaindre, de se croire seul, de se faire de la métaphysique appliquée. Comme toutes ces fadaises sont dépassées, n'est-ce pas ? Avoue qu'au fond, ce sont les hommes que tu aimes, il suffit de la moindre occasion pour t'en donner la preuve. Pense qu'hier matin, tu as envoyé une lettre à un de tes amis, tu te disais à peu près bien, seulement vaguement inquiet du manque d'argent. Que nous sommes farfelus ! Il te répond, en ce moment peut-être, sans se douter que tu es délivré, loin de ces soucis ridicules qui font le blanc et le noir dans la vie des hommes normaux, ces fantômes. N'est-ce pas que pour une fois tu te sens protégé, tranquille, immortel ? Et ta femme qui n'y entend rien, qui vient  pleurer devant ces anacho­rètes, en les suppliant de te relâcher. Quelle incons­cience !N'est-ce pas qu'il n'est plus question de santé pour toi, donc de maladies possibles, n'est-ce pas que tu es en train de comprendre quelque chose d'important, que tu ne faisais que deviner ?... " Comme ils avaient laissé la fenêtre légèrement entr'ouverte - sans doute par distraction, car, le moindre courant d'air, et je risquais d'attraper un rhume, ce qui les aurait désolés, ils vous veulent sain et sauf  jusqu'au bout -, je voyais les gens déam­buler, siffler, discuter, s'esclaffer, comme si de rien n'était. Ce que je faisais la veille. Quelle insouciance ! Quelle sottise de se croire et vouloir libre, alors que vous et moi ne savons que faire de cette permission de marcher, de parler, de travailler, aveugles que nous sommes. Je les apercevais, ils passaient devant cette maison où j'étais si finement conservé, ils passaient sans y faire plus attention que si ç'avait été, je ne sais pas, moi, une église, tenez, ou une bibliothèque. Vers les cinq heures, la dame qui tient un café en face de chez moi crut bon de m'amener deux paquets de cigarettes. De quoi je me mêle ! On hésita à la faire entrer, mais à la fin, elle eut gain de cause. Et ce que je n'aurais jamais espéré se produi­sit. Un de ces messieurs, qui depuis pas mal de temps se grattait l'intérieur du nez - et là encore je vous prie de bien m'entendre -, ce brave homme jugea nécessaire de vérifier  si les paquets en ques­tion ne cachaient pas du plastic. Avouez qu'il y a de quoi se mettre à genoux. Ma mère elle-même n'a jamais  pris soin de ma santé avec autant de zèle. Vous vous rendez compte, si j'avais sauté ! Moi qu'on accuse souvent de pessimisme, ah, j'avais envie de fondre. Et ce n'est qu'un détail. Pour pisser, par exemple, ils m'accompagnaient, restaient près de moi. C'en était gênant. Les bouteilles de vin, les verres, les limes, défendu. Interdit. On pourrait se couper. Si j'avais soif, je devais appeler, on m'assis­tait pendant l'opération, je leur offrais un petit coup en pure perte, et hop, je réintégrais ma cage. Ils sont attentifs à tout, sans trop en avoir l'air. C'est le métier qui veut  ça. De véritables amis, qui ne se font d'ailleurs aucune illusion sur votre gratitude pos­sible. Pour une fois, s'ils lisent ce texte... Secs, froids, d'authentiques éducateurs. C'est ce qu'il y a de plus frappant, oui, je dis bien, frappant, chez eux, cette indifférence, ce genre d'abnégation, cette humanité sans bavures. Ils ne laissent pas voir, mais pas du tout, qu'ils sont  gentils, qu'ils vous sont voués corps et selon toute vraisemblance âme, qu'ils ne vivent que pour vous, que par vous, que sans vous ils n'ont plus rien à faire ici-bas. Moi, je trouve que ça touche à l'héroïsme. Car pour un peu, on leur en voudrait, on ne comprendrait pas. Mais ils sont  au-dessus de tout, c'est clair. Ce que vous pensez d'eux ils s'en moquent éperdument. Un peu comme les saints. Ils nous gardent, là, ils se repassent la corvée, ce doit être tout de même assez dur de se contrôler à ce point tout une journée, vous n'arrêtez pas de voir des visages nouveaux, on finit  par les confondre, mais tous impénétrables. De vraies portes de prison. Pas un mot, pas un regard, ou volontairement noir, farouche. Si jamais vous alliez les aimer, les remer­cier, leur parler en copain, ce serait la catastrophe.

Vous vendriez la mèche. Le jeu perdrait ses chan­delles. Je vous l'ai dit, le moindre mot amical les rend fous. Ils ont l'impression qu'on se fiche d'eux. On dirait qu'ils font un complexe, tous les gens vertueux sont ainsi. Dès que vous les regardez autrement qu'on regarde les zèbres au Jardin des Plantes - je me faisais l'effet d'un drôle de zèbre, dans ma cage -, alors ils renoncent, ils abdiquent, ils vous abandonnent à votre triste sort. On ne les possède pas. J'ai su depuis que pas mal d'entre eux étaient mariés. Je tire mon chapeau à leurs épouses respectives. Je cherche sans trouver ce qu'elles ont bien pu inventer pour corrompre ces hommes-là. Mais le pire n'est pas toujours sûr, c'est bien connu. Enfin, ça m'étonne, oui, je le dis comme je le pense.

     Un qui m'a étonné aussi, mais à rebours, c'est le monsieur dont vous vous souvenez peut-être, qui m'avait à peine regardé le matin, rappelez-vous. D'un distant ! D'une correction ! Il s'était contenté de me faire mettre en cage, me jugeant précieux. Puis, plus rien. Ni vu ni connu. Mais ne voilà-t-il pas que sur les coups de dix heures, un de mes gardiens s'approche, m'ouvre très poliment la porte : " Mon­sieur le commissaire voudrait vous parler ". Ce Monsieur, ce ton, hum, ça sentait le moisi. Cette manière douce... Tout se gâtait. En effet. L'homme sévère, décidé, impérial - c'était donc le commis­saire que je n'avais eu qu'à peine le temps d'appré­cier le matin, m'attendait, à l'aise dans son fauteuil, le col de la chemise très ouvert, l'œil de même. Physique de joueur de rugby, ou de redresseur de torts, solide, et dans une certaine mesure, sédui­sant, ce qui m'avait complètement échappé lors de notre première rencontre. Il me fit asseoir, ce qui me gêna, je venais d'être assis pendant pas mal de temps, j'avais plutôt envie de marcher, mais c'est surtout le miel de sa voix qui m'incommoda. Et cette cigarette qu'il m'offrit, et que je refusai, puisque je fume la pipe. Non, ça n'allait plus. Il s'était passé quelque chose qui me valait ce régime soudain vexatoire. Il m'expliqua. Oui, on avait téléphoné pour lui demander de ne pas aller trop loin avec moi, qui suis organiquement assez fragile, mais ça, pas de question, il m'avait chaque fois foutu au puits. Je ne connaissais pas cette expression. Il avait tout simplement envie de faire ma connais­sance, voilà, et de savoir  pourquoi je m'étais mêlé de ce qui ne me regardait pas, moi, un type intelligent. Il ne prononçait ce dernier mot qu'en tapotant avec délectation un dossier assez fourni : mon curricu­lum vitae. Il préférait s'en référer à ces arguments indubitables plutôt qu'à mon visage, où rien n'est écrit. Je vis assez vite où il voulait en venir, cher­ chant en moi-même ce que j'avais bien pu faire dans la journée qui motivât ce fatal revirement. Il s'enquit de ma personne civique avec beaucoup d'aménité, de ménagements, un peu comme quand on s'adresse à des demeurés ; mais, ce qui le déman­geait, il ne se gêna pas pour me le dire, était très simple. Il se demandait si je ne l'avais pas fait exprès, histoire de tenter une expérience. Vicieux, je ne l'aurais pas cru. Il avait appris que j'écrivais, ce qui ne signifie pas grand'chose en fait de citoyen­neté, et ça l'intéressait, au point de vue psycholo­gique. Vous entendez : au point de vue psy-cho-lo­ gi-que. Où allions-nous? Il me prenait pour un de ces romanciers qui se croient obligés d'aller  passer huit jours en mer pour pouvoir parler des pêcheurs, ou huit jours en prison pour savoir ce que pensent les condamnés à mort. D'un triste ! J'ai bien essayé de le ramener à de meilleurs sentiments, envoyant au diable les amis qui s'étaient dérangés pour moi, les jaloux. Peine perdue ! Rien à faire. Pas moyen de le convaincre. Quel entêté ! Quand je lui jurais que je n'étais pas intelligent du tout, un peu nerveux, et encore, il souriait; qu'en fait d'expérience, j'avais été servi, il soupirait; que j'étais tout prêt à recommen­cer, pour les mêmes raisons, il grognait de pitié. Quand je m'aperçus qu'il s'engageait doucement dans un dialogue plus littéraire que policé, j'alléguai une fatigue bien compréhensible; il me fit raccom­pagner dans ma cage, où mon envie de dormir n'eut guère le choix de se déposer, sinon sur un matelas généreusement mis à ma disposition. Quelques puces aidant, je parvins à somnoler. Il ne restait plus dans la pièce à côté que deux hommes bleus. Ils voulaient me laisser tranquille, mais la minceur des murs est telle qu'il faudrait se boucher les oreilles pour ne pas être indiscret. Je distinguai quelques mots, difficilement expulsés d'une bouche pâteuse : " Ce qu'on s'emmerde... Je t'avais bien dit... Lorient... Ma femme... " Pour toute réponse, un léger ronfle­ment qui ne fut brusquement interrompu que par : " Tu t'en fous, hein, de ce que je raconte ? " La ré­plique fut prompte, quoiqu'encore ensommeillée : " Non, je pense ". Puis d'autres, qui avaient fini leur tournée, firent diversion. On ouvrit des bouteilles, la conversation s'anima. L'ennui menaçait à nouveau quand le pain sur la planche recroustilla, sous les traits d'un espagnol en déroute, qu'un des leurs venait de dénicher dans la rue. A une heure pareille, c'est dangereux. Tout le monde se leva comme un seul homme, on pria l'égaré de s'asseoir; comme il faisait des manières, allez, pan, pan, encore un qu'on aimait bien. Et je te frappe par ici, et par là, toujours la même méthode, qui a fait ses preuves. Si je n'avais été si fermement bouclé, vrai, je serais  allé les aider. Le misérable s'est mis à pleurnicher, d'abord très doucement, puis nerveusement. Alors ils l'ont traité de crouilla, si j'ai bien compris, et on en a assez, et il serait temps d'en revenir à 45. Là, je me pose tou­jours la question. Comme il n'arrêtait pas de chialer, ils ont relâché cette femmelette, apparemment dégoûtés. D'ailleurs il n'avait pas de papiers et il faut bien reconnaître qu'eux non plus ne savent jamais à qui ils ont affaire. C'est ce que m'a dit l'officier de police, le lendemain, sur la route du retour de la grand'ville, après la visite au Juge d'instruction. Ce brave homme s'excusait presque de m'avoir pris pour un autre. Comme si je n'en étais pas un. Ils vexent, parfois, sans le vouloir. A l'aller, pas un mot, rien, j'étais encore des leurs, et ce ne sont pas gens portés sur la conversation, sur les sempiternels bavardages à propos du beau temps et de la pluie, qui tombait dru, entre parenthèses. Leur langage est strictement limité aux besoins du métier qu'ils exercent. Malheureusement pour moi, là, dans ce petit café, mon cas apparemment réglé, il s'est déboutonné. ]'ai appris qu'il était Lorrain, qu'il pensait que les hommes étaient partout les mêmes, qu'il aimait ramasser de gros escargots, etc... Enfin, banal, comme vous et moi. ]'étais loin de soupçon­ner ce travers chez des individus aussi remar­quables quand il s'agit  de mettre de l'ordre.

     Pour le Juge d'instruction - je ne veux oublier personne -, un homme assez jeune, à l'accent méri­dional, il a été encore plus dur que le commissaire. Après quelques remarques générales : "Les agents sont de braves gens, comme dit la chanson... Vous choisissez mal votre moment...", il m'a fait répéter ce que j'avais dit l'avant-veille, me tendant là une vilaine perche, et définitivement déçu, me quitta sur un " Et maintenant, tenez-vous à carreau ! "

Georges Perros / Gardavu