« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

En soldat et en brave


 

 

… / …

 

     « Vous, s'écria Settembrini, vous les avez étudiés à la sueur de votre front, ces poètes et philosophes antiques, vous avez tenté de faire vôtre leur précieux héritage, de même que vous avez utilisé les matériaux des édifices antiques pour construire vos lieux de culte ! En effet, vous avez bien senti que vous ne parviendriez pas seuls, à l'aide de votre âme prolétaire, à produire une nouvelle forme d'art, et vous avez espéré battre l'Antiquité avec ses propres armes. Il en sera toujours ainsi, cela recommencera ! Vos aubes mal dégrossies devront se mettre à l'école de ce que vous aurez dénigré vous-même, ou fait dénigrer par autrui à force de persuasion; Car, sans culture, vous ne sauriez vous imposer à l'humanité ; or il n'y a qu'une seule culture, celle que vous qualifiez de bourgeoise, et qui est humaine ! » Fallait-il seulement quelques décennies pour mettre fin au principe éducatif des humanités ? Seule la politesse empêcha M. Settembrini d'éclater de rire avec autant d'insouciance que de raillerie. Une Europe sachant conserver son patrimoine éternel passerait à l'ordre du jour, celui de la raison classique, en faisant fi des apocalypses prolétaires qu'on voulait bien s'imaginer, ça et là, dans ses rêves.

     Eh bien, justement, répliqua Naphta avec mordant, M. Settembrini n'avait pas l'air très au courant de cet ordre du jour. EN effet, ce qu'il jugeait bon de tenir pour une affaire entendue y était posé sous forme de question : celle de savoir si la tradition méditerranéenne, classique et humaniste avait été l'affaire de toute l'humanité, et donc humaine et éternelle, ou si elle n'avait guère été qu'une forme d'esprit, un accessoire de l'ère bourgeoise et libérale qi disparaîtrait en même temps qu'elle. Il reviendrait à l'histoire de trancher la question ; pour l'heure, il fallait recommander à M; Settembrini de ne pas trop se bercer de la fausse certitude que ce searait en faveur du conservatisme latin.

     Traiter e conservateur M. Settembrini, le serviteur déclaré du progrès, était une insolence caractérisée,. Tout le monde eut cette impression, surtout, bien-sûr, le serviteur en question qui, fort dépité, tritura nerveusement sa moustache en croc et, cherchant une riposte, laissa à son ennemi le temps de vilipender davantage l'idéal de la culture classique, l'esprit rhétorique et littéraire du système éducatif européen : son spleen féru de grammaire formaliste était un simple accessoire reflétant l'intérêt de la classe bourgeoise — et la risée du peuple faisait des gorges chaudes de nos titres de docteur, de tout notre mandarinat culturel, et de notre école primaire publique, instrument manié par la dictature bourgeoise des classes, dans l'illusion que la culture populaire n'était qu'un affadissement de la culture savante.  Cette culture et cette éducation dont le peuple avait besoin pour lutter contre le règne caduc de la bourgeoisie, il savait depuis longtemps les chercher ailleurs que dans ces établissements obligatoires et soumis à l'autorité. Ce n'était un secret pour personne : d'une façon générale, notre type d'école, provenant des écoles conventuelles du Moyen Âge, ne représentait qu'une vieillerie et un anachronisme grotesques ; plus personne au monde n'était redevable à l'école de sa culture proprement dite, et un enseignement libre et ouvert à tous, comportant des conférences publiques, des expositions, des séances de cinéma, et cetera, était bien supérieur à tout enseignement scolaire.

     Ce qui prédominait, dans ce mélange de révolution et d'hostilité aux Lumières que Naphta servait à ses auditeurs, répondit M. Settembrini, c'était sa part d'obscurantisme, qui n'avait rien de ragoûtant. On souscrivait à son souci d'éclairer le peuple par l'instruction, mais cette adhésion était entachée par la crainte de voir l'emporter sa tendance instinctive à plonger le peuple et le monde dans les ténèbres de l'analphabétisme.

     Naphta sourit. L'analphabétisme ! On se figurait avoir proféré là un mot vraiment abominable, avoir montré la tête de la Gorgone, convaincu que tout un chacun ne manquerait pas de pâlir d'effroi. Quant à lui, Naphta, il était au regret de décevoir son interlocuteur, mais il trouvait tout bonnement amusante la peur que la notion d'analphabétisme inspirait aux humanistes. Il fallait vraiment être un lettré de la Renaissance, un précieux, un auteur du Seicento, un mariniste, un pitre de l'estlo culto, pour donner une priorité si excessive aux disciplines éducatives de la lecture et de l'écriture, et pour s'imaginer que leur ignorance plongeait l'esprit dans les ténèbres.M. Settembrini se rappelait-il que le plus grand poète du Moyen Âge, Wolfram von Eschenbach, avait été analphabète ? À son époque, il était infamant d'envoyer à l'école un garçon ne voulant pas entrer dans les ordres, et ce mépris des belles lettres, à la fis noble et populaire, était resté la marque d'un élégant sens de de l'essentiel. En revanche, l'homme de lettres, vrai fils de l'humanisme et de la culture bourgeoise, avait beau savoir lire et écrire, à la différence du noble, du guerrier et de l'homme du peuple, qui en était presque ou entièrement incapables, il ne savait rien de plus, lui, et ne comprenait rien à rien ! Il n'était jamais qu'un adepte de l'enflure latine, qui se mêlait de pérorer, laissant la vie aux honnêtes gens. Par conséquent, il faisait de la politique une boursouflure pleine de vent, de rhétorique et de littérature, ce que la langue du parti qualifiait plutôt de radicalisme et de démocratie, et ainsi de suite.

     À M. Settembrini de parler ! Son interlocuteur, s'écria-t-il, affichait trop hardiment son goût pour la fervente barbarie de certaines époques, tout en raillant l'amour de la forme littéraire, sans laquelle l'humanité ne serait ni possible ni convenable, jamais, au grand jamais ! De la noblesse ? Seule la misanthropie pouvait donner ce nom à l'absence e discours, à la muette et rude réalité des choses ! La noblesse, c'était seulement un certain luxe raffiné, la generosità, consistant à attribuer à la forme une valeur propre, humaine et indépendante du contenu, c'était le culte du discours, l'art pour l'art, héritage de la civilisation gréco-romaine que les humanistes, les uomini litterati, avaient transmis au monde des langues latines et à lui seul, et c'était la source de toute autre forme d'idéalisme au sens large, ayant une teneur même politique. « Eh oui, monsieur ! Ce que vous diffamez, en dissociant la parole et la vie, n'est qu'une unité supérieure dans la couronne ceignant le Beau. Quant à savoir de quel côté la généreuse jeunesse se rangera, dans un différend où il faudra opter pour la littérature ou la barbarie, je n'ai aucun souci à ce sujet. »

     Hans n'avait écouté que d'une oreille, préoccupé qu'il était par la personne présente, ce guerrier représentant l'élégant sens de l'essentiel, oi plutôt par la nouvelle expression de ses yeux ; il tressaillit vaguement, se sentant interpellé et appelé à la rescousse par les derniers mots de Settembrini, mais il fit la même tête que le jour où Settembrini, en toute solennité, l'avait sommé de trancher entre l'Orient et l'Occident : il garda le silence, d'un air réticent et buté. Ces deux-là montaient tout en épingle — c'était sans doute nécessaire dans une telle joute — et se querellaient âprement pour sortir d'un terrible dilemme ; or, d'après lui, ce qu'il fallait, d'une manière personnelle, qualifier d'humain ou d'humaniste devait se situer à peu près à mi-chemin entre ces déplaisants sujets de litige qu'étaient l'humanisme disert et la barbarie illettrée. Mais, pour ne pas fâcher ces deux esprits, il ne l'exprima pas et, s'enfonçant dans ses réticences, les vit s'acharner plus avant, et même s'aider, dans leur hostilité, à faire des coq-à-l'âne déclenchés par la boutade de Settembrini sur le poète latin Virgile.

     Loin d'abandonner le verbe, Settembrini le brandit, le fit triompher. Il s'érigea en défenseur du génie littéraire, célébra l'histoire de l'écriture à compter du moment où, pour la première fois, un être humain avait inscrit des signes verbaux dans la pierre, pour conférer à son savoir et à sa sensibilité la durée d'un monument. Il parla du dieu égyptien Thot qui, identique à l'Hermès Trismégiste de l'humanisme, était vénéré comme inventeur de l'écriture, protecteur des bibliothèques et stimulateur de tous les efforts intellectuels. En parlant, il fit une génuflexion à cet Hermès Trismégiste et humaniste, maître de la palestre, auquel l'humanité devait le don sublime du verbe littéraire et de la joute rhétorique, ce qui inspira à Hans une remarque : de toute évidence, cet Égyptien de naissance avait dû être aussi un homme politique et jouer, à plus grande échelle, le même rôle que le sieur Brunetto Latini, qui avait singulièrement dégrossi les Florentins en leur enseignant le discours et l'art de diriger leur république selon les règles de la politique. À quoi Naphta répondit que M. Settelbrini trichait un peu en donnant une image trop accomplie de ce Thot Trismégiste. C'était plutôt une divinité simiesque de la lune et des âmes, un babouin coiffé d'un croissant de lune et, sous le nom d'Hermès, un dieu de la mort et des morts, commandant des âmes et psychopompe, qui, dès la fin de l'Antiquité, s'était mué en grand mage, avant que la kabbale du Moyen Âge n'en eût fait le père de l'alchimie hermétique.

     Quoi, comment cela ? Tout se bousculait dans le laboratoire de pensées et de représentations qu'avait Hans. La port au manteau bleu y apparaissait sous les traits d'un orateur humaniste, mais, quand on considéra plus en détail le dieu de la littérature et le philanthrope cher aux pédagogues, Hans vit un singe grimaçant accroupi, portant sur le front le signe de la nuit et de la magie… il eut un geste de rejet et de dénégation, puis se cacha les yeux, même si la voix de Settembrini, continuant de glorifier la littérature, traversait l'obscurité où il s'était réfugié pour échapper à la confusion. La grandeur contemplative, tout comme la grandeur active, s'écria ce dernier avaient toujours eu partie liée avec la littérature , et de citer Alexandre, César, Napoléon, Frédéric de Prusse et d'autres héros, même Lasalle et Moltke. Naphta ne le démonta pas voulant le renvoyer chez lui, en Chine, où l'alphabet suscitait le culte le plus extravagant qu'on eût jamais vu, et où, pour passer maréchal en chef, il fallait savoir dessiner à l'encre quarante mille idéogrammes, ce qui ne pouvait qu'être au goût d'un humaniste. Hé là, Naphta savait bien qu'il était question non pas de dessins à l'encre de Chine, mais de littérature, de cette impulsion de l'humanité, et de son esprit — pauvre moqueur ! —, qui était l'esprit en soi, prodigieuse association de l'analyse et de forme. C'était lui qui suscitait l'intelligence de toute chose humaine, qui s'employait à battre en brèche et à supprimer les jugements de valeur et les convictions ineptes, à amener un adoucissement des mœurs, un amendement et une amélioration du genre humain. Grâce au raffinement moral et à la sensibilité hors du commun qu'il développait, cet esprit littéraire, loin de fanatiser, enseignait le doute, la justice, la tolérance. L'action purificatrice et sanctificatrice de la littérature, la destruction des passions par la connaissance du verbe, la littérature vue comme un cheminement vers la compréhension, le pardon et l'amour, le pouvoir libérateur du langage, l'esprit littéraire, production la plus noble qui fût de l'esprit humain, l'homme de lettres et sa perfection, sa sainteté : le panégyrique de M. Settembrini eut de flamboyantes inflexions. Or, hélas, son contradicteur n'avait pas la langue dans sa poche : il s'entendit à troubler cet alléluia anglais par de brillantes et fâcheuses objections, en prenant le parti du maintien des choses, le parti de la vie, contre l'esprit de désagrégation que recelaient ces simagrées séraphiques. La prodigieuse association évoquée par M. Settembrini avec des trémolos dans la voix ne débouchait que sur une imposture et un mirage, car la forme que l'esprit littéraire avait la prétention d'unir au principe de l'examen et de la discrimination n'était qu'une forme de simulacre et de mensonge : tout sauf authentique et naturelle, elle ne résultait pas d'une croissance et n'était pas une forme de vie. Le soi-disant réformateur de l'être humain avait beau se payer de mots en parlant de purification et de sanctification, son véritable dessein était de châtrer la vie, de la saigner à blanc ; oui, l'esprit et les théories enflammées faisaient violence à la vie, et vouloir détruire les passions, c'était vouloir le néant — le pur néant, «pur» parce que la pureté était en fait le seul attribut susceptible d'être accolé au néant. Par ses propos, le littérateur Settembrini montrait pourtant bien qui il était, à savoir un homme de progrès, du libéralisme et de la révolution bourgeoise. Car la progrès était du pur nihilisme, et le bourgeois libéral était tout bonnement l'homme du néant et du démon ; et il allait jusqu'à nier Dieu, l'absolu conservateur et positif, en ne jurant que par l'anti-absolu diabolique, et en se croyant extraordinairement pieux, avec son pacifisme de la mort. Or, loin d'être pieux, c'était un grand criminel de la vie, et il méritait d'être traduit devant les tribunaux de l'Inquisition et la dure sAinte-Vehme de dette même vie, et ainsi de suite.

     Naphta s'entendait à formuler avec outrance, à convertir des louanges en propos diaboliques, et à se poser lui-même en incarnation d'une sévérité aimante assurant le maintien, si bien que distinguer Dieu du diable et la mort de la vie devenait tout bonnement impossible. Croyez-moi sur parole, son adversaire n'était pas du genre à rester coi : sa réponse fut remarquable, entraîna une réplique qui ne l'était pas moins, et la conversation se poursuivit de la sorte quelque temps, débouchant sur des débats que l'on a évoqués plus haut. Hans cessa pourtant d'écouter, car Joachim déclara incidemment qu'il était tout à fait certain d'avoir de la fièvre, due à un refroidissement, et qu'il ne savait guère comment se comporter, puisque les refroidissements n'étaient pas admis ici. Si les duellistes avaient ignoré cette remarque, Hans, comme on l'a dit, observa son cousin d'un air préoccupé, et partit avec lui au beau milieu d'une réplique, sans trop se soucier de savoir si le public restant, composé de Fergué et de Wehsal, saurait susciter une impulsion pédagogique suffisante pour prolonger la discussion.

 

… / …

Thomas Mann / La montagne magique (extrait)