« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

La scène fantomatique luit à peine


 

 

La scène fantomatique luit à peine

Du chœur des ombres exténuées.

Et de l'appartement de Melpomène

Les croisées sont de soie obstruées.

Dehors, la neige incandescente crisse,

Des fiacres c'est le noir campement,

Les choses et les gens, tout se hérisse.

Il gèle dur, la pierre se fend.

 

Sans se hâter les domestiques trient

Les peaux d'ours entassées des pelisses.

Un papillon dans la foule surgit,

La rose dans fourrure glisse.

La bigarrure des mouches à la mode,

Et du théâtre la légère touffeur.

Dans la rue des lampions clignotent,

Il s'échappe une lourde vapeur.

 

Les cochers n'en peuvent plus de crier,

La nuée est haletante et rauque.

Pourquoi, douce Eurydice, te soucier

De l'hiver chez nous si rigoureux ?

Combien plus que le chant de l'italien

Je chéris ma langue maternelle.

Mère des harpes des pays lointains,

Une source en secret bruit en elle.

 

L'âcre peau de mouton sent la fumée,

Dans la rue la congère noircit.

Du bienheureux, mélodieux apogée

Vers nous l'immortel printemps bondit.

Pour qu'à jamais retentisse l'aria

— Reviens dans les prairies verdoyantes.

Et l'hirondelle vivante s'abat

Sur la neige incandescente.

Ossip Mandelstam / Tristia
traduit du russe par François Kétel
Illustration : Portrait of the Poet Ossip Mandelstam (1891-1938) (gouache on paper)