La scène fantomatique luit à peine
Par domcorrieras, le jeudi 23 juin 2022 - Poèmes & chansons - lien permanent
La scène fantomatique luit à peine
Du chœur des ombres exténuées.
Et de l'appartement de Melpomène
Les croisées sont de soie obstruées.
Dehors, la neige incandescente crisse,
Des fiacres c'est le noir campement,
Les choses et les gens, tout se hérisse.
Il gèle dur, la pierre se fend.
Sans se hâter les domestiques trient
Les peaux d'ours entassées des pelisses.
Un papillon dans la foule surgit,
La rose dans fourrure glisse.
La bigarrure des mouches à la mode,
Et du théâtre la légère touffeur.
Dans la rue des lampions clignotent,
Il s'échappe une lourde vapeur.
Les cochers n'en peuvent plus de crier,
La nuée est haletante et rauque.
Pourquoi, douce Eurydice, te soucier
De l'hiver chez nous si rigoureux ?
Combien plus que le chant de l'italien
Je chéris ma langue maternelle.
Mère des harpes des pays lointains,
Une source en secret bruit en elle.
L'âcre peau de mouton sent la fumée,
Dans la rue la congère noircit.
Du bienheureux, mélodieux apogée
Vers nous l'immortel printemps bondit.
Pour qu'à jamais retentisse l'aria
— Reviens dans les prairies verdoyantes.
Et l'hirondelle vivante s'abat
Sur la neige incandescente.
Ossip Mandelstam / Tristia
traduit du russe par François Kétel
Illustration : Portrait of the Poet Ossip Mandelstam (1891-1938) (gouache on paper)