« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

La vie qu'était-ce ?


 

 

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     La vie qu'était-ce ? On ne le savait pas. À n'en pas douter, elle avait conscience d'elle-même dès qu'elle était, mais sans savoir ce qu'elle était. La conscience, vue comme sensibilité aux stimuli, s'éveillait assurément jusqu'à un certain degré dès les étapes les plus basses et les plus primitives de sa naissance ; il était impossible de relier la première apparition de certains processus conscients à un point quelconque de son histoire générale ou individuelle, notamment en faisant dépendre la conscience de la présence d'un système nerveux. Les formes animales inférieures n'avaient pas de système nerveux, et encore moins de cerveau ; pourtant, nul n'osait leur dénier la capacité de ressentir des stimuli. Du reste, on pouvait insensibiliser la vie elle-même, et non seulement les nerfs ou des organes précis, sensibles aux stimuli, qu'elle était susceptible de développer. On pouvait suspendre provisoirement la sensibilité de toute matière douée de vie, dans le règne végétal ou animal, on pouvait anesthésier des ovules et des spermatozoïdes avec du chloroforme, du chloral hydraté ou de la morphine. La conscience de soi était donc tout simplement une fonction de la matière structurée pour la vie et, une fois intensifiée, cette fonction se retournait contre son propre porteur, tendait à explorer et à élucider le phénomène qui l'avait produite : pleine d'espérance désespérée, la vie aspirait à se connaître, la nature fouillait au fond d'elle-même, et c'était en vain, au bout du compte, puisque la nature ne peut être résolue par la connaissance, et que la vie ne peut épier ses ultimes manifestations.

     La vie, qu'était-ce ? Nul ne le savait. Nul ne connaissait le point de la nature où elle jaillissait et s'allumait. À partir de ce point, sans qu'il y eût absence de transmission ou mauvaise transmission, la vie elle-même surgissait sans transition. S'il était possible d'en dire quelque chose, c'était ceci : elle devait avoir un agencement sophistiqué que rien d'analogue ne voyait le jour, dans l'univers inanimé, tant s'en fallait. Entre l'amibe munie d'un pseudopode et le vertébré, l'écart était minime, insignifiant, par rapport à celui qu'il y avait entre l'apparition toute simple de la vie et cette nature qui, étant inorganique, ne méritait même pas d'être qualifiée de morte. Car la mort n'était que la négation logique de la vie ; mais, entre la vie et la nature inerte, il y avait un fossé béant que la recherche aspirait en vain à combler. On s'efforçait de le reboucher à l'aide de théories qu'il engloutissait, sans pour autant perdre en profondeur ou en largeur. Pour établir un lien, on s'était abaissé à émettre l'hypothèse absurde d'une matière vivante dénuée de structure, d'organismes non organisés qui s'unifiaient spontanément dans la solution d'albumine, comme le cristal dans l'eau mère. Cependant, la différenciation organique demeurait à la fois le préalable et la manifestation de toute vie, et il n'y avait pas d'être vivant qui ne dût son existence à la procréation. L'immense joie d'avoir repêché de la boue primordiale dans la mer, à des profondeurs abyssales, s'était soldée par une humiliation : il s'avérait qu'on avait pris des sédiments gypseux pour du protoplasme. Mais, afin de ne pas buter sur un miracle — car une vie se construisant et se désintégrant à partir de la même matière que la nature inorganique eût été un miracle, sans autre forme de procès —, on avait toutefois été obligé de croire à la génération spontanée, c'est-à-dire au fait que l'organique naissait de l'inorganique, ce qui, d'ailleurs, était aussi un miracle. Et l'on continuait donc d'imaginer des phases intermédiaires et des transitions, de supposer l'existence d'organismes d'un niveau inférieur à celui de tous les organismes connus, et qui auraient pour ascendants, quant à eux, des ébauches de vie encore primitives, des protistes que personne ne verrait jamais, puisqu'ils étaient inframicroscopiques : la synthèse des protéines avait dû se produire avant leur apparition supposée…

     Qu'était-ce donc que la vie ? C'était de la chaleur, celle produite par une impermanence assurant le maintien des formes, une fièvre de la matière accompagnant le processus incessant de désintégration et de restauration de molécules de protéines dont la structure était d'une folle complexité, d'une folle ingéniosité. C'était l'être de ce qui ne pouvait être, et qui, parvenu au point de l'être, oscillait dans ce processus alternatif et fiévreux de décomposition et de renouvellement avec une détresse à la fois suave, douloureuse et précise. Elle n'était pas matière, et elle n'était pas esprit. Elle était entre les deux, phénomène soutenu par la matière, semblable à l'arc-en-ciel d'une cascade, semblable à la flamme. Mais, bien qu'immatérielle, elle était sensuelle jusqu'à la délectation et au dégoût : impudeur de la matière devenue excitable et sensible à elle-même, forme lubrique de l'être. C'était un remuement secret et délicat dans la chaste froideur du Tout, une malpropreté dissimulée et voluptueuse consistant à absorber et à évacuer la nourriture, un souffle excrétant du gaz carbonique et des substances douteuses dont l'origine et la nature étaient obscures. Confinée dans des lois de formation innées, visant à surcompenser son instabilité, la vie était une prolifération, un épanouissement et une élaboration de formes à partir d'une bouffissure faite d'eau, de protéines, de sel et de graisses qu'on appelait la chair, et qui devenait la forme, l'image sublime, la beauté, tut en incarnant la sensualité et la concupiscence. En effet, cette forme et cette beauté n'avaient pour support ni l'esprit, comme les œuvres poétiques et musicales, ni une matière neutre pétrie d'esprit, donnant à ce dernier une sensualité innocente, comme la forme et la beauté des œuvres plastiques. Elles étaient bien plutôt portées et développées par la substance éveillée à la volupté de manière inconnue, par une matière organique entre essence et putrescence, par la chair odorante…

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Thomas Mann / La montagne magique (extrait)
Illustration : Thomas Mann by Juniorlopes