« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LE VIEIL HOMME


 

 

Moi qui n'ai jamais pu me faire à mon visage

Que m'importe traîner dans la clarté des cieux

Les coutures les traits et les taches de l'âge

 

Mais lire les journaux demande d'autres yeux

Comment courir avec ce cœur qui bat trop vite

Que s'est-il donc passé La vie je suis vieux

 

Tout pèse L'ombre augmente aux gestes qu'elle imite

Le monde extérieur se fait plus exigeant

Chaque jour autrement je connais mes limites

 

Je me sens étranger toujours parmi les gens

J'entends mal je perds intérêt à tant de choses

Le jour n'a plus pour moi ses doux reflets changeants

 

Le printemps qui revient est sans métamorphoses

Il ne m'apporte plus la lourdeur des lilas

Je crois me souvenir lorsque je sens les roses

 

Je ne tiens plus jamais jamais entre mes mains

La mer qui se ruait et me roulait d'écume

Jusqu'à ce qu'à la fin tous les deux fussions las

 

Voici déjà beau temps que je n'ai plus coutume

De défiler la neige et gravir les sommets

Dans l'éblouissement du soleil et des brumes

 

Même comme autrefois je ne puis plus jamais

Partir dans les chemins devant moi pour des heures

Sans calculer ce que revenir me permet

 

Revenir

             Ces pas-ci vont vers d'autres demeures

Je ne reprendrai pas les sentiers parcourus

Dieu merci le repos de l'homme c'est qu'il meure

 

Et le silence jamais ne revoit la charrue

On se fait lentement à cette paix profonde

Elle avance vers vous comme l'eau d'une crue

 

Elle monte elle monte en vous elle féconde

Chaque minute. Elle fait à tout ce lointain

Amer et merveilleux comme la fin du monde

 

Et de la sentir proche est plus frais qu'au matin

Avant l'épanouissement de la lumière

Le parfum de l'étoile en dernier qui s'éteint

 

Quand ce qui fut malheur ou bonheur se nomme hier

Pourtant l'étoile brille encore et le cœur bat

Pourtant quand je croyais cette fièvre première

 

Apaisée à la fin comme un vent qui tomba

Quand je croyais le trouble aboli le vertige

Oublié l'air ancien balbutié trop bas

 

Que l'écho le répète au loin

                                             Voyons que dis-je

Déjà je perds le fil ténu de ma pensée

Insensible déjà seul et sourd aux prodiges

 

Quand je croyais le seuil de l'ombre outrepassé

Le frisson d'autrefois revient dans mon absence

Et comme d'une main mon front est caressé

 

Le jour au plus profond de moi reprend naissance

Louis Aragon / Le roman inachevé
Illustration : Portrait d'Aragon par Jean-Pierre Jouffroy pour la couverture de la revue Europe. Janv.-Fév. 1989