« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Nous avons dû, ma sauvageonne


 

 

III

 

Nous avons dû, ma sauvageonne,

nous ressaisir du temps perdu

et revenir sur nos pas, de baiser en baiser,

abolir la distance de nos vies,

récupérant ici ce que sans joie

nous avions donné, découvrant

là le chemin secret

qui rapprochait tes pas des miens,

et ainsi, sous ma bouche,

voici que tu revois la plante insatisfaite

de ta vie qui allonge ses racines

vers mon cœur et vers son attente.

une à une, les nuits,

entre nos villes séparées,

s'ajoutent à la nuit qui nous unit.

Le jour de chaque jour,

sa flamme ou son repos

soustraits au temps, elles nous livrent,

et ainsi se trouve exhumé

dans l'ombre ou la clarté notre trésor,

et ainsi nos baisers embrassent-ils la vie :

tout l'amour se tient enclos dans le nôtre :

toute la soif s'achève en notre enlacement.

Nous voici enfin face à face,

nous nous sommes trouvés,

rien n'a été perdu.

Et lèvre à lèvre nous nous sommes parcourus,

mille fois nous avons troqué

entre nous la mort et la vie,

tout ce que nous portions en nous

comme autant de médailles mortes

nous l'avons jeté à la mer,

tout ce que nous avions appris

nous a été bien inutile :

nous avons commencé,

nous avons terminé

à nouveau mort et vie.

Nous sommes là, nous survivons,

purs d'une pureté que nous avons créée,

plus vastes que la terre qui n'a pu nous fourvoyer,

et éternels comme le feu qui brûlera

tant que la vie ne cessera.

Pablo Neruda / Les vers du Capitaine
traduit de l'espagnol par Jean Marcenac et Anbdré Bonhomme
Illustration : Pablo Neruda par Teresita Ramaciotti