« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Les tigres damnés se taisent


 

 

Les tigres damnés se taisent

à l'heure entre chien et loup

Ils méditent, prennent leurs aises

De leurs épouses baisent les genoux

 

Tigres damnés Tigres de glaise

Tigres d'acier et de boue

Tigres aux tristes prothèses

Tigres anciens casse-cou

 

Les Tigres veufs se taisent

Ils s'habillent pour une mort

Pour un obscur jeu de glaives

Pour un dernier corps-à-corps

 

Les Tigres damnés mordent

les fougères et les herbes provençales

Leur agonie est lugubre et sale

Leur sang hurle comme une horde

 

Les tigres s'enfoncent sous terre

à la vitesse des sombres fusées

Seul demeure le mystère

Quand scintille la lyre d'Orphée.

 

 

Les Tigres venus de Sodome et Gomorrhe

ont traversé les Dolomites

où ils ont transmis aux gens les secrets des rites

avant de s'éloigner, impériaux, toutes voiles dehors

 

On les a vus en Égypte

chargés de couffins et de trésors

Des femmes crasseuses leur faisaient des pipes

Fous les Tigres grimpaient jusqu'aux plus hautes

          branches de la sainte semaine

 

On les a vus lépreux plaintifs

agitant leurs crécelles sous le ciel des Mornes

puis poussant des nuits et des nuits le rocher

          de Sisyphe

avant d'affronter le Minotaure à la froide corne

 

On les a vus enrôlés dans d'infernales guerres

          de religion

violant la fillette au cœur nu, la veuve éplorée

tirant au bazooka contre les vieilles et

          paisibles maisons

où les lampes protégeaient le gai savoir

          des silencieux bergers

 

Les Tigres venus de Sodome et Gomorrhe

ont fait le désert là où était l'éden

Sombre est la tombe où repose l'aimé

          Sombre est la plaine

et l'aube qui pointe déjà est plus sombre encore.

 

 

Les Tigres se cachent pour mourir

au cœur des roses

au plus sombre des coffrets à bijoux

dans les forêts des suaves proses

 

Les Tigres se cachent pour mourir

et ils meurent, indifférents,

lointains, presque inhumains

enclos dans un grand silence blanc

 

Les Tigres se cachent pour mourir

Quand donc deviendrai-je leur semblable

crevant la peau du tambour des sables

de mes griffes pures et dures

 

Exclu, je me tiens à distance

de leur race hautaine

j'observe leur ultime fragrance

brûlé jusqu'à l'os par le lamento desReines.

 

… /…

André Laude / L'Œuvre de chair (extrait)