Un lundi qui peut-être un vendredi
Par domcorrieras, le mercredi 2 mars 2022 - Proses & autres textes - lien permanent
M. l'ambassadeur était fort ennuyé, inquiet, déconcerté par la querelle de frontières qui, tous les jours, s'éloignait davantage d'une solution possible, et maintenant plus encore car le général Mabillan, voulant distraire l'opinion publique des sanglantes péripéties de son coup de force — on entendait encore des fusillades la nuit —, faisait tout son possible pour galvaniser la nation autour de la patriotique entreprise d'une guerre imminente. Tous les slogans dans le genre de « Vous êtes fils des héros qui… », « Que nos frontières soient un glorieux champ de bataille », « Gloire à ceux qui mériteront des honneurs », « Il n'y a de mort plus belle que celle qui…», etc., etc., etc., étaient répétés par la radio et la TV à toute heure. Pour achever d'impressionner la population de la capitale, où il avait encore de nombreux adversaires, le général Mabillan annonça que tel jour — le réfugié ignorait si l'on était le 2, le 18 ou le 26 de ce mois — il y aurait en ville un grand simulacre de défense antiaérienne. Tous les habitants furent pourvus d'un petit catéchisme dans lequel on les instruisait de ce qu'ils devaient faire pour ne pas être affectés par la chute de projectiles « dans leur retombée naturelle ». « Un journal ouvert sur la tête est-il une protection suffisante ? — Non. » « Un parapluie ouvert est-il une protection suffisante ? — Non.»« La carrosserie d'une automobile est-elle une protection suffisante ? — Oui, mais il est conseillé de baisser les vitres latérales, en se plaçant le plus possible au centre du véhicule. D'autre part, dès le commencement du bombardement antiaérien, les autos s'arrêteront près du trottoir le plus proche, toutes lumières éteintes. » La grande nuit arriva. Le général Mabillan, en uniforme complet de campagne, la jugulaire sciant son double menton, était le metteur en scène en chef, le grand intendant des spectacles, du simulacre, et dirigeait tout du haut d'une colline garnie d'une batterie antiaérienne. Signaux. Sirènes. Obscurité totale. Expectative. « On entend déjà les avions ennemis. » Mais par un de ces bons tours que se permettent les tropiques, à une journée magnifique avait succédé une brusque descente de brouillard de toutes les montagnes voisines. Les « avions ennemis » ne virent guère dans le ciel que des nuages gris éléphant. « Feu à volonté ! » cria le général Mabillan, furieux. Et ce fut un vrai pandémonium une demi-heure durant. Les avions passaient et repassaient sans se soucier des projectiles, toujours dirigés à l'endroit où ils n'étaient pas. Finalement ils rejoignirent leurs bases. Quand tout fut terminé, le général, de très méchante humeur, revint au Palais de Miremont. « Que l'on fourre en prison le responsable de la météo », dit-il. Dans les quartiers pauvres il y eut de nombreuses victimes des chutes naturelles de projectiles. « Pensez donc : leurs maisons ont des toits de carton. Dix-sept morts et plusieurs enfants blessés, dit doucement l'aide de camp. Nous stoppons les informations ? » — « Tout de suite. Et avertissez les journalistes que, s'ils laissent filtrer quelque chose, j'imposerai la censure. »
Comme la querelle des frontières devenait plus aiguë, je pensais que je pourrais rendre quelque service à M. l'ambassadeur dont la belle épouse m'avait dit la veille : « C'est un crétin. » Sans savoir au juste ce que je pourrais trouver, je me mis à étudier l'histoire du pays frontière. Il fut découvert par Colomb lors de son quatrième voyage, et s'il n'en dit rien ce fut — nous le savons à présent par les écrits posthumes d'un mathématicien maure, alors mousse sur le vaisseau amiral, qui appartenait à la famille de Ibrahim Al Zarkali, l'auteur du traité sur les astrolabes — , s'il n'en dit rien, répétons-nous, c'est que, le jour de la découverte de cette contrée, Colomb, souffrant de la fièvre quarte, ne voulut pas aller à terre en vêtement d'apparat, étendard à la main, pour « prendre possession de cette terre au nom de… », etc., etc. Il ne voulut pas non plus envoyer quelqu'un à sa place, car il savait que l'étendard lui tournerait la tête : le maroquin doré, en effet, balayé par la brise, caresserait son visage avec une trop tentante douceur. L'étendard royal resta à sa place, les vaisseaux levèrent l'ancre, et le pays frontière demeura ainsi privé de toute preuve de sa découverte, tandis que renaissait perpétuellement une controverse académique entre les partisans de la théorie selon laquelle il était descendu et ceux qui pensaient le contraire, jusqu'à ce qu'une docte fondation créée pour stimuler l'étude des langues arabes trouvât le texte révélateur de Al Zarkali. Une fois le pays frontière découvert, la première fournée de civilisateurs aborda sur ses rives ; gouverneurs, encomenderos, hidalgos ruinés, truands des pêcheries de thon de Séville, tous grands manieurs de dés truqués, grands buveurs de vin vieux et de vin aigrelet ; tous grands fornicateurs avec des Indiennes. Puis débarquèrent ceux de la seconde fournée : magistrats, avocassiers, agents du fisc et auditeurs, et la colonie se transforma, pour plus de deux siècles, en un vaste enclos de bétail et en cultures de maïs qui s'étendaient à perte de vue, coupés de potagers, où poussaient les légumes d'Espagne… Mais allez donc savoir pourquoi apparaît un jour, en ce pays, un exemplaire du Contrat social de Rousseau, citoyen de Genève (foederis aequo, dicamus leges). Ensuite, c'est l'Emile : les enfants, au collège d'un instituteur rousseauiste, cessent de faire des études livresques et s'adonnent à la menuiserie, à une observation de la nature qui s'xprime en étripant des coléoptères et des lézards que l'on jette dans les trous des tarentules. Les pères énergiques se mettent en colère ; les esprits simples demandent quand et sur quel bateau arrivera le Vicaire savoyard. Puis, pour couronner le tout, c'est l'Encyclopédie française. Pour la première fois apparaît en Amérique le personnage du curé voltairien. Vient ensuite la fondation de la junte patriotique d'Amis du Pays, aux idées libérales. Et un beau jour retentit le cri de « Liberté ou la Mort ! » Et, sous l'égide des héros, c'est une guerre qui, avec des périodes de calme apparent, verra s'écouler un siècle en désordres anarchiques, coups d'Etat, pronunciamientos, insurrections, marches sur la capitale, rivalités personnelles et collectives, caudillos barbares ou éclairés. Il y a des gens qui veulent calmer les esprits, sans succès, en instituant le culte laïque d'Auguste Comte, lui élevant des temples et répandant sur une grande échelle le Catéchisme positiviste. (Certes, maigre est le succès obtenu par un culte sans saints visibles à adorer, ou par le calendrier positiviste, dont les jours sont consacrés à la mémoire de Columelle et de Kant, des théocrates du Tibet et des troubadours (ils y figuraient à leurs dates respectives) et même du docteur Francia, tyran du Paraguay, en des contrées où l'on avait une grande dévotion pour saint Joseph, saint Nicolas, saint Isidore Laboureur, qui arrêtait la pluie et faisait briller le soleil, et la Vierge de Catatuche qui était fort populaire parce qu'elle avait le teint basané, était belle fille et faisait des miracles avec une grande générosité.) Ainsi parvenait-on, le pays maintenant ruiné, dépouillé de son cheptel par les bandes armées et les voleurs de bestiaux, son agriculture effondrée, à l'an 1907, époque où se pose pour la première fois la question des limites. Mais je crois que nos voisins ont oublié que les deux commissions intéressées et la commission allemande chargée de les assister du point de vue technique étaient parvenues à une excellente solution. Mes compatriotes réclamaient, et réclamaient encore, cinq cents kilomètres de jungle. Dans cette jungle il n'y avait pas un seul concessionnaire de terres vierges qui soit citoyen de mon pays, dont la population a une forte tendance à affluer à la capitale. En revanche ceux de la nation frontière sont nombreux. Solution : on décidera que le fleuve Iripiare soit d'un usage commun. La frontière, plus théorique que réelle, ne sera pas déplacée. Par contre, nos voisins offriront d'extraordinaires privilèges — aide en outils agricoles, etc., aux colons de notre pays — en fait aucun — qui voudront s'installer dans la zone litigieuse, on les considérera comme des frères, puisqu'on ne saura jamais quand une terre concédée à quelque pionnier ou civilisateur sera situé en deçà ou au-delà de la frontière, à moins qu'elle ne la chevauche. Plus encore ; la nation frontière fera des concessions extraordinaires — droits de passage, franchise de péages… — à ceux qui voudront acquérir des terres appartenant à la zone considérée comme limitrophe… « Formidable ! Mais c'est formidable ! » s'écrie M. l'ambassadeur quand il a connaissance de cette possible solution : « Le général Mabillan fera figure d'extraordinaire négociateur. les limites théoriques ne seront pas modifiées. Et, après l'échec des manœuvres de défense antiaériennes, notre général pourra déclarer que la guerre n'éclatera pas. Il rend les fils à leurs mères ; les hommes à leurs foyers. Et l'honneur de mon pays sera sauf… » — « C'est toi qui aurais dû trouver cette solution », dit Mme l'ambassadrice qui, cet après-midi, me regarde d'étrange façon.
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Alejo Carpentier / Le droit d'asile (extrait)
Illustration : Alejo Carpentier par Mariano Otero