« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Retour aux sources


 

 

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X

 

     Lorsque les meubles grandirent un peu plus et que Martial sut mieux que personne ce qu'il y avait sous les lits, armoires et secrétaires, il cacha à tous un grand secret : la vie n'avait aucun charme hors la présence du cocher Melchor. Ni Dieu, ni son père, ni l'évêque doré des processions de Fête-Dieu n'étaient aussi importantes que Melchor.

     Melchor venait de très loin. Il était petit-fils de princes vaincus. Il y avait dans son royaume des éléphants, des hippopotames, des tigres et des girafes. Là-bas les hommes ne travaillaient pas dans des pièces sombres, pleines de dossiers, comme don Abundio. Ils ne subsistaient que parce qu'ils étaient plus rusés que les animaux. L'un d'eux avait tiré le grand crocodile du lac bleu, en l'embrochant avec une pique dissimulée dans les corps étroitement serrés de douze oies rôties. Melchor savait des chansons faciles à apprendre, parce que les paroles n'avaient pas de sens et revenaient souvent. Il volait la nuit, par la porte des palefreniers, et une fois, il avait lapidé les gardes civils avant de disparaître dans les ténèbres de la rue de l'amertume.

     Les jours de pluie, ses bottes étaient mises à sécher près du fourneau de la cuisine. Martial aurait voulu avoir des pieds capables de les chausser. La droite s'appelait Calambin. La gauche Calamban. Cet homme qui pour maîtriser les chevaux sauvages se contentait de leur fourrer deux doigts dans les naseaux ; ce maître d'élégance, cet aigle de l'étrier, qui exhibait de grands chapeaux hauts de forme, savait aussi apprécier la fraîcheur d'un dallage de marbre en été et cachait sous les meubles un fruit ou un gâteau raflé sur les plateaux destinés au Grand Salon. Martial et Melchor avaient en commun une secrète provision de dragées et d'amandes, qu'ils appelaient le uri, uri, ura, avec des éclats de rire entendus. Tous deux avaient exploré la maison de haut en bas et étaient les seuls à savoir qu'il existait sous les écuries un petit sous-sol plein de flacons hollandais et que, dans un grenier inutilisé, au-dessus des chambres de bonnes, douze papillons poussiéreux achevaient de perdre leurs aile dans un coffret de verre brisé.

 

XI

 

     Lorsque Martial eut pris l'habitude de briser des objets, il oublia Melchor pour se rapprocher des chiens. Il y en avait plusieurs chez lui. Le grand tigre ; le basset qui traînait son ventre par terre ; le lévrier trop vieux pour jouer ; le caniche que les autres pourchassaient à des époques déterminée et que les femmes de chambre devaient enfermer.

     Martial préférait Canelo parce qu'il prenait des souliers dans les chambres et arrachait les rosiers du patio. Toujours noir de charbon ou couvert de terre rouge, il dévorait la nourriture des autres, hurlait sans raison et cachait des os volés au pied de la fontaine. De temps en temps il vidait un œuf qui venait d'être pondu, lançait la poule en l'air d'un brusque coup de museau. Tout le monde donnait des coups de pied au Canelo. Mais quand on l'emmenait, Martial en faisait une maladie. et le chien revenait triomphant, en remuant la queue, après avoir été abandonné au-delà de la Maison de Bienfaisance ; il reprenait alors une place que, malgré leur adresse à la chasse ou leur zèle à monter la garde, les autres n'occupaient jamais.

     Canelo et Martial pissaient ensemble. Ils choisissaient parfois le tapis persan du salon, pour dessiner sur la laine des nuages sombres dont les formes se dilataient lentement. Cela leur valait d'être punis à coups de sangle, qui d'ailleurs n'étaient pas aussi douloureux que le croyaient les grandes personnes. Mais en revanche ils étaient un admirable prétexte à élever des concerts de hurlements et à provoquer la pitié des voisins. Lorsque la femme bigle de la maisonnette voisine qualifiait son père de brute, Martial regardait Canelo, les yeux rieurs. Ils pleuraient un peu plus, pour obtenir un biscuit, et tout était oublié. Tous deux mangeaient de la terre, se vautraient au soleil, buvaient dans la vasque aux poissons, cherchaient l'ombre embaumée au pied des basilics. Aux heures chaudes les parterres humides s'emplissaient de monde. Il y avait l'oie cendrée, au jabot renflé pendant entre ses pattes cagneuses ; le vieux coq au croupion pelé ; le petit lézard qui disait uri, ura, en sortant de son cou une cravate rose ; le triste serpent jubo, né dans une ville sans femelles ; la souris qui murait son trou avec un œuf de caret. Un jour, on montra le chien à Martial :

     — Ouah, ouah, dit-il.

     Il parlait sa propre langue. Il avait obtenu la suprême liberté. Il voulait atteindre à présent, de ses mains, des objets qui étaient hors de leur atteinte.

 

XII

 

     Faim, soif, chaleur, douleur, froid. A peine Martial eut-il limité sa perception à ces réalités essentielles qu'il renonça à la lumière qui, à présent, lui était accessoire. Il ignorait son nom. Le baptême effacé, avec son sel désagréable, il ne voulut plus ni l'odorat, ni l'ouïe, ni même la vue. Ses mains frôlaient des formes délectables. C'était un être totalement sensible et tactile. L'univers entrait en lui par tous les pores. Alors il ferma les yeux, qui n'apercevaient que des géants nébuleux, et pénétra dans un corps chaud et humide, plein de ténèbres qui mourait. Le corps, en le sentant inséré dans sa propre substance, coula vers la vie.

     Mais à présent les jours coururent plus vite, amenuisant leur dernières heures. Les minutes avaient un son de glissement de cartes sous le pouce du joueur.

 

     Les oiseaux revinrent à l'œuf en un tourbillon de plumes. Les poissons se figèrent en frai, déposant une neige d'écailles au fond du bassin. Les palmiers plièrent leurs feuilles, disparurent sous terre comme des éventails refermés. Les troncs absorbaient leurs feuilles et le sol tirait à lui tout ce qui lui avait appartenu. Le tonnerre retentissait dans les vérandas. Des poils poussaient sur le daim des gants. Les couvertures de laine se détissaient, arrondissant la toison de moutons éloignés. Les armoires, les secrétaires, les lits, les crucifix, les tables, les persiennes s'envolèrent dans la nuit, cherchant leurs anciennes racines au pied des forêts. Tout ce qui était cloué s'effondrait. Un brigantin, ancré on ne savait où, emporta en hâte vers l'Italie les marbres du dallage et de la fontaine. Les panoplies, les ferrures, les clés, les casseroles de cuivre, les mors des chevaux fondaient, grossissant un fleuve de métal que des galeries sans toit canalisaient vers la terre. Tout se métamorphosait, retournait à son état premier. La terre redevint terre, laissant un désert à la place de la maison.

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Alejo Carpentier / Guerre du temps / Retour aux sources (extrait)
traduit de l'espagnol par René L. F. Durand