Un filet de miel doré
Par domcorrieras, le mercredi 26 janvier 2022 - Poèmes & chansons - lien permanent
61
Un filet de miel doré coulait de la bouteille
Si épais et si lent que l'hôtesse put dire :
Dans cette triste Tauride où le sort nous a conduit,
Nous ne nous ennuyons guère — et elle jeta un regard
[en arrière.
Partout Bacchus règne, comme si seuls existaient ici-bas
Que gardes et que chiens — on va, on n'aperçoit personne.
Telles de lourdes barriques paisibles roulent les jours,
Au loin, dans une cabane des voix — on ne peut ni
[comprendre ni répondre.
Après le thé nous sortîmes dans l'immense jardin brun,
Tels des cils, aux fenêtres les stores sombres sont baissés,
Le long des colonnes blanches nous allâmes regarder
[le raisin,
Où les montagnes somnolentes ruissellent de verre fondu.
J'ai dit : la vigne, elle vit comme un antique combat
Où des cavaliers crépus se battent en un ordre bouclé,
Dans la Tauride pierreuse, l'art de l'Hellade et voilà —
Des hectares d'or les nobles terrasses rouillées.
Vois, dans la chambre blanche, le silence se tient comme
[un rouet.
Cela sent le vinaigre, la peinture, le vin frais du cellier.
Te souviens-tu, dans la maison grecque, l'épouse aimée
[de tous,
Non pas Hélène, mais l'autre, comme longtemps elle a brodé ?
toison d'or, où es-tu, où es-tu, toison d'or ?
Tout le long du voyage les lourdes vagues marines ont
[grondé ;
Et quittant son vaisseau, aux voiles fatiguées dans les
[mers,
Ulysse revint riche d'espace et de temps.
1917
Ossip Mandelstam.