« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

La Moselle


 

 

     J'avais traversé la rapide Nava, dont le cours est assombri par les brouillards; j'avais admiré les nouvelles murailles données à l'antique Vincum, où jadis la Gaule éprouva un désastre semblable à la défaite romaine de Cannes, où gisent dans la campagne des troupes de morts qui n'ont obtenu ni larmes ni honneurs funèbres. De là, je m'engage dans une route solitaire, qui traverse une région boisée, déserte, où l'on ne voit plus trace de cultures faites par l'homme; je dépasse ainsi l'aride Dumnissus, entouré de terres qui ont soif, et Tabernes, arrosée par une source qui ne tarit jamais, et les champs délimités naguère aux colons Sarmates : enfin, dès les frontières des Belges, j'aperçois Noiomagum, illustre camp du divin Constantin. Dans ces campagnes, l'air est plus pur; et, à sa lumière sereine, Phébus, maintenant vainqueur des nuages, découvre l'Olympe éclatant. Ce ne sont plus ces branches enlacées par des liens mutuels, au milieu desquelles on cherche le ciel que dérobe une obscurité verdoyante; rien désormais n'envie aux yeux le clair rayonnement du soleil et l'éclatante pureté du ciel : l'air est libre et le jour transparent. Alors, tout dans ce spectacle qui me charmait, émut mon coeur, et me rappela l'aspect et la beauté de la brillante Burdigala, ma patrie; tout : ces villas dont le faîte s'élève sur les rives qui dominent le fleuve, ces collines vertes de vignes, ces belles eaux de la Moselle qui coule à leurs pieds avec un murmure presque insensible.

 

     Salut, fleuve dont les bienfaits sont célébrés par les campagnes et par les cultivateurs, fleuve à qui la Belgique doit ces murailles que les chefs de l'Empire ont jugées dignes de les recevoir; ô fleuve dont les coteaux plantés de vignes produisent un vin parfumé, fleuve verdoyant dont les rives sont semées de gazon! Comme l'Océan, tu portes les navires; comme une rivière, tu as un lit en pente où descendent tes eaux; par tes profondeurs transparentes tu es le rival des lacs; ton courant qui frémit te fait ressembler aux ruisseaux; et, grâce à l'eau potable que tu fournis si limpide, tu l'emportes sur les sources les plus fraîches : seul, tu possèdes réunis tous les privilèges des sources, des ruisseaux, des fleuves, des lacs, et de la mer qui par son double flux offre aux navires une double voie. Tes eaux paisibles glissent rapidement sans avoir à subir le bruit sourd du vent, sans avoir à lutter contre les écueils cachés. Aucun bas-fond qui, par son bouillonnement, te force à précipiter ton courant devenu impétueux; aucun amas de terre qui, s'élevant au milieu de ton lit, s'oppose à ton cours et t'enlève l'honneur d'un nom mérité, par la formation d'une île qui chasse le fleuve et le divise en deux branches. Le sort t'a permis de donner une double voie aux navires soit que, là où ton courant seconde la navigation, les rames rapides frappent tes flots qu'elles agitent; soit que, remontant tes rives, sans cesser un instant de remorquer leur embarcation, les mariniers raidissent sur leurs épaules les câbles fixés aux mâts. Toi-même, étonné de la course rétrograde que tes eaux faisaient dans ton fleuve, combien de fois n'as-tu pas pensé que ton cours naturel en semblait ralenti! Tu ne couvres pas tes rives de ces herbes nées dans la vase, et tu ne répands pas d'un flot paresseux une bourbe immonde sur tes bords : on peut s'avancer à pied sec jusqu'à l'endroit où tes eaux commencent.

 

     Allez, maintenant! Tapissez un sol uni d'incrustations phrygiennes, étendez une plaine de marbre dans vos salles lambrissées! Quant à moi, dédaigneux des splendeurs qu'ont procurées la fortune et les richesses, j'admirerai l'oeuvre de la nature, et non pas ce luxe chéri des dissipateurs, ces excès fous d'une indigence qui se réjouit de sa ruine!... Ici, un sable résistant recouvre les grèves humides; les pieds ne s'y impriment point et n'y laissent pas de traces qui rappellent leur forme. A travers ta surface polie, on voit tes profondeurs transparentes : tu n'as rien de caché, ô fleuve! Tel l'air bienfaisant offre un libre accès aux regards qui le pénètrent, alors que les vents au repos ne gênent point la vue dans l'espace : de même notre vue s'étend jusqu'aux régions intimes du fleuve, nous apercevons, loin de nous, les fonds les plus bas au-dessous des eaux, et les retraites de ce mystérieuses profondeurs nous sont découvertes, lorsque le courant est paisible, lorsque les eaux qui glissent transparentes, dévoilent, éclairées d'une lumière azurée, les formes des objets répandus çà et là; tantôt c'est le sable qui se ride, sillonné par la vague légère; tantôt c'est le gazon qui tremble et s'incline sur le fond verdoyant. Au-dessous des eaux où elles sont nées, les herbes agitées subissent l'action du courant qui les ébranle; le caillou brille, puis se cache, et le gravier fait ressortir la mousse verte. La côte tout entière des Bretons de Calédonie offre un spectacle semblable quand le reflux laisse à nu les algues vertes, et ces rouges coraux, et ces blanches perles, végétations des coquillages, délices de l'humanité, qui, sous des eaux si fécondes en richesses, rivalisent, comme de véritables colliers, avec les objets de notre luxe. C'est ainsi qu'au-dessous des ondes charmantes de la paisible Moselle, l'herbe, par le contraste de sa couleur, découvre les cailloux dont elle est mêlée.

 

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Ausone / La Moselle (extrait- les premiers paragraphes)
Photo : Le buste d'Ausone à Bordeaux (rue Ausone) - photo Dom Corrieras.