« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Le tramway égaré


 

 

Je suivais une rue inconnue

Quand soudain j'entendis les corbeaux croasser,

Les sons d'un luth, de lointains grondements,

Devant moi filait un tramway.

 

Comment je me retrouvais sur le marchepied

Fut une énigme pour moi,

Même à la lumière du jour

Il laissait une traînée de feu.

 

Il filait — tempête noire, ailée,

Il était égaré dans l'abîme des temps…

« Arrêtez, conducteur, arrêtez,

Arrêtez le wagon sur-le-champ ».

 

Trop tard ! Nous avons contourné le mur,

Nous avons traversé une palmeraie ;

Sur la néva, le Nil, la Seine,

Nos roues sur trois ponts ont grondé.

 

Et surgissant un instant à la fenêtre,

Nous jeta un regard pénétrant

Un vieillard misérable — ce doit être

Celui qui mourut à Beyrouth l'an passé.

 

Où suis-je ? Languissant, angoissé,

Mon cœur me bat la réponse :

Vois-tu la gare où l'on peut acheter

Un billet pour les Indes de l'Esprit ?

 

Une enseigne… Des lettres gorgées de sang

Annoncent — primeurs, ici, je le sais,

Ce ne sont ni choux ni navets que l'on vend,

Mais des têtes de suppliciés.

 

En chemise rouge, le visage en forme de pis,

Le bourreau m'a tranché la tête,

Elle gisait là avec les autres,

Dans la caisse gluante, tout au fond.

 

Dans la ruelle, derrière la haie,

Une maison à trois fenêtres, le gris d'un gazon…

« Arrêtez, conducteur, arrêtez,

Arrêtez sur-le-champ le wagon ».

 

Chère Marie, c'est là que tu as vécu et chanté,

Que pour moi, ton fiancé, tu tissais un tapis,

Où sont don maintenant ton corps et ta voix,

Se peut-il que la mort t'ai ravie ?

 

Comme tu gémissais dans ta chambre,

Coiffé d'une natte poudrée,

J'allais me présenter à l'Impératrice

Pour ne plus jamais te revoir.

 

Je le sais aujourd'hui : notre liberté —

C'est la lumière qui jaillit de là-bas,

Hommes et bêtes se pressent à l'entrée

Du zoo des planètes.

 

Et aussitôt un vent familier et doux,

ET de l'autre côté du pont fondent sur moi

La dextre du cavalier ganté de fer

Et les deux sabots du destrier.

 

Soutien fidèle de l'orthodoxie,

Isaac est nacré dans les cieux,

Là je chanterai actions de grâce

Pour Marie et des prières funèbres pour moi.

 

Cependant, à jamais, mon âme est abattue,

J'ai peine à respirer et vivre fait souffrir…

Chère Marie, jamais je n'aurais cru

Que l'on puisse tant aimer et languir.

Nicolaï Goumilev