« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Totochabo disait


 

 

Totochabo disait :

— ... Le plus crétin des virtuoses, au bout de quelques années d'exercice, arrive à briser une coupe de cristal à distance, par la seule émission de la note exacte correspondant à l'équilibre instable de la matière vitreuse. On cite plusieurs violonistes, pas plus bêtes que d'autres, qui faisaient ça presque naturellement. La maîtresse de maison est toujours très fière d'avoir sacrifié à l'Art, ou à la Science, selon les cas, la plus belle pièce de sa verrerie, un souvenir de famille, qui plus est, elle est tellement ravie qu'elle en oublie de gronder son fils qui vient de rentrer du lycée complètement saoul, le fils persistera dans le vice, échouera à ses examens, sera réduit à faire du commerce, deviendra riche et considéré, et toute cette chaîne d'effets est suspendue à un son musical déterminé, exprimable par un nombre. J'ai oublié de dire que le mot « Art » est le seul que les carpes soient capables de prononcer. Je continue.

« Les physiciens Chladni et Savart, en faisant vibrer des plaques métalliques recouvertes de sable fin, ont produit des figures géométriques par les lignes nodales séparant les zones de mouvement. En employant au lieu de sable de la poudre de tournesol gommée, ces savants — comme on les appelle, non sans raison — ...

— On en a foupé, d'fé vistoires, gicla Johannes Kakur, un érudit gascon, en s'avançant sur Totochabo, le vin rouge lui sortant des. yeux ; et il lui mit sous le nez, d'un poing furieux, quelques bouquins lardés de fiches et marginés de crayonnements multicolores.

— Mais non, mon petit bout d'homme, dit le vieux doucereusement.

L'érudit gascon, douché, lâcha ses livres. J'allai les ramasser discrètement. Les noms des auteurs ne me disaient pas grand'chose : Higgins, De la Rive, Faraday, Wheatstone, Rijke, Sondhaus, Kundt, Schaffgotsch. Il y avait aussi un tome de Helmholtz dépareillé, que je mis de côté. Je trouvai enfin un Dictionnaire des rimes et une Encyclopédie des Sciences occultes dans laquelle je me plongeai, non sans boire après chaque article, avec les délices que l'on éprouve toujours à trouver plus sot que soi.

René Daumal / La grande beuverie / Dialogue laborieux sur la puissance des mots et la faiblesse de la pensée (extrait)