« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LE GALOPIN


 

 

En février mil huit cent douze,

Brave et Bourguignon je naquis,

Premier né d'une honnête épouse,

Dans un misérable logis.

La bonne femme me dorlote,

De quelques chiffons m'emmaillote.

         — Chétif et nu,

         Sois bien venu,

Me dit papa, mais grandis vite,

Car n'avons que peu de pain,

Et la maison est bien petite,

Mon pauvre petit galopin.

 

De mon lait bientôt on me prive :

(Le pauvre n'a rien d'assuré.)

Un parisien nous arrive,

Il paye et me voilà sevré.

Mais au ciel brille une comète,

Qui change en vin doux ma piquette.

         Ce sirop-là

         Me consolida.

Malgré bise, rafale, averse,

Le fruit murit jusqu'au pépin,

Et plus d'un songe éveillé on berce

Le pauvre petit galopin.

 

Avec bourrades et torgnoles,

Blessé dans des sabots pesants,

On livre aux ennuis des écoles

Ma turbulence et mes dix ans.

Je n'apprends rien, le maître enrage.

Moi je prétends que j'étais sage :

         A quoi nous sert

         D'être disert ?

Au malheureux poids inutile ;

L'ombre convient à mon destin.

Hélas ! maman dans la grand' ville

Conduit son pauvre galopin.

 

Adieux ruisseaux, coteaux et plaines,

Senteur des prés, fraîcheur des bois ;

Adieu, les suaves haleines,

De l'herbe, adieu, toutes les voix.

Ici pour moi tout est carême.

J'étais joufflu, me voilà blême.

         De mon accent

         De paysan

Et de mon air gauche on se raille.

Mes sabots choquent l'escarpin.

Dieu rende au nid de la broussaille

Ke pauvre petit galopin !

 

De la maison, chose cruelle,

J'ai dû m'enfuir : le père est dur.

Je couche au fond d'une ruelle

Sous un ciel qui n'est point d'azur.

Vagabond que la nuit protège,

Dormons dans la boue et la neige.

         Ne pleurons pas,

         Dis-je tout bas.

Il faut bien que l'âme se trempe ;

S'alarmer serait d'un clampin.

Voici le jour. Allons, décampe,

Mon pauvre petit galopin.

 

J'entre en métier et j'en écale

Avec un rude compagnon

Qui de taloches me régale,

A propos d'un oui ou d'un non.

Tout ça c'est de l'apprentissage.

C'est dans les mœurs, c'est dans l'usage.

         Apprends, martyr,

         A tout souffrir,

A travailler, souffrir, te taire.

Du lit d'osier jusqu'au sapin,

C'est ainsi que vécut ton père,

Mon pauvre petit galopin.

Savinien Lapointe / Poésies complètes
Illustration : Savinien Lapointe par T. Ribot (estampe)