« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

POUND À SPOLÈTE


 

 

J'entrai dans la loge du Teatro Melisso, superbe salle Renaissance où avaient lieu les lectures de poésie et les concerts de musique de chambre chaque jour du festival de Spolète et tout à coup je vis Ezra Pound pour la première fois, aussi immobile qu'une statue de mandarin dans son écrin, à un balcon du fond du théâtre, une rangée au-dessus du parterre. Ce fut un choc que de voir ce mince et surprenant vieillard de 80 ans affectant une pose curieuse, avec ses cheveux longs, son profil d'aigle, sa tête étrangement inclinée sur le côté, abîmé dans une permanente songerie… Le programme indiquait qu'il devait lire à la suite de trois jeunes poètes depuis sa loge où il attendait assis en compagnie d'une vieille amie (laquelle lui tenait ses feuilles). Il contemplait les articulations de ses doigts de la main, les pliant légèrement, plongé dans son mutisme. Il y eut un moment et un seul où, comme l'assistance tout entière applaudissait quelqu'un qui venait de se produire, il sortit de sa torpeur pour applaudir lui aussi, sans lever les yeux, comme stimulé par un son venant du vide… Au bout d'une heure ou presque — au bout de toute une vie — vint son tour. … Tous les spectateurs se levèrent et se tournèrent en direction de Pound dans sa loge, pour l'applaudir. Les applaudissements se prolongeant, Pound essaya de se lever de son fauteuil. Un micro était à sa portée. Agrippant les bras du fauteuil de ses mains osseuses, il fit l'effort de se lever. Il échoua puis, essayant une seconde fois, échoua encore. Sa vieille amie ne lui vint pas en aide. Enfin elle lui plaça un poème entre les mains et, après une bonne minute, la voix retentit. D'abord la mâchoire bougea, puis la voix sortit, inaudible. Un jeune italien lui mit le micro très près du visage et l'y maintint cependant que retentissait la voix, frêle mais ferme, plus haut perchée que je ne m'y attendais, mince filet monotone et doux. La salle s'était tue d'un coup. La voix me terrassa avec sa douceur, sa fragilité, sa détermination. Appuyant les bras sur le rebord en velours du balcon, j'y posai la tête. À ma grande surprise, une larme coula sur mes genoux. L'indomptable filet de voix continuait. À tâtons, je quittai la loge par la porte du fond et gagnai le couloir désert du théâtre, laissant l'assistance toujours tournée vers lui. Je descendis et sortis dans la lumière du soleil, en pleurs…

 

     Tout au-dessus de la ville

                         près du vieil aqueduc

            les marronniers

                 étaient encore en fleurs

        Des oiseaux muets

                 passaient dans la vallée

                                        au loin en bas

              Le soleil brillait

                              sur les marronniers

          et les feuilles

                  tournaient au soleil

     tournaient tournaient tournaient sans cesse

               Sans jamais devoir s'arrêter

     Sa voix

           continuait

                 continuait toujours

                         au milieu des feuilles….

Lawrence Ferlinghetti / in Inuits dans la jungle - Numéro 2