« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

DES MAUVAIS TRADUCTEURS ET DE NE TRADUIRE LES POETES


 

     Mais que diray-je d'aucuns, vrayement mieux dignes d'estre appeliez traditeurs, que traducteurs ? veu qu'ils trahissent ceux qu'ils entreprennent exposer, les frustrans de leur gloire, et par mesme moyen seduisent les lecteurs ignorans, leur monstrant le blanc pour le noir: qui, pour acquerir le nom de sçavans, traduisent à crédit les langues, dont jamais ils n'ont entendu les premiers elemens, comme l'hebraïque et la grecque:et encore pour mieux se faire valoir, se prennent aux poëtes, genre d'auteurs certes auquel si je sçavois, ou vouloy' traduire, je m'adresseroy' aussi peu, à cause de ceste divinité d'invention, qu'ils ont plus que les autres, de ceste grandeur de stile, magnificence de mots, gravité de sentences, audace et varieté de figures, et mille autres lumieres de poësie : brief ceste energie, et ne sçay quel esprit, qui est en leurs escrits, que les Latins appelleroyent genius.Toutes lesquelles choses se peuvent autant exprimer en traduisant, comme un peintre peut représenter l'ame avec le corps de celuy qu'il entreprend tirer après le naturel. Ce que je dy ne s'adresse pas à ceux qui, par le commandement des princes et grands seigneurs, traduisent les plus fameux poëtes grecs et latins : pource que l'obeissance qu'on doit à tels personnages ne reçoit aucune excuse en cest endroit : mais biens j'entens parler à ceux qui, de gayeté de coeur (comme on dit), entreprennent telles choses legerement, et s'en acquittent de mesme. Apollon! ô Muses! profaner ainsi les sacrées reliques de l'antiquité! Mais je n'en diray autre chose. Celuy doncques qui voudra faire oeuvre digne de pris en son vulgaire, laisse ce labeur de traduire, principalement les poètes, à ceux qui de chose labourieuse et peu profitable, j'ose dire encore inutile, voire pernicieuse, à l'accroissement de leur langue, emportent à bon droit plus de molestie que de gloire.

Joachim du Bellay / La Défense et illustration de la langue française - CHAPITRE VI