« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

NE CROYEZ PAS AUX CHRONOMÈTRES

 



 

     En revenant à moi, je vis la chambre pleine de gens vêtus de noir, qui s'abordaient d'un air triste et se serraient la main avec une cordialité mélancolique, comme des personnes affligées d'une douleur commune.

     Ils disaient :

     — Le Temps est mort ; désormais il n'y aura plus ni années, ni mois, ni heures ; le Temps est mort, et nous allons à son convoi.

     — IL est vrai qu'il était bien vieux, mais je ne m'attendais pas à cet événement ; il se portait à merveille pour son âge, ajouta une des personnes en deuil que je reconnus pour un peintre de mes amis.

     — L'éternité était usée, il faut bien faire une fin, reprit un autre.

     — Grand Dieu, m'écriai-je frappé d'une idée subite, s'il n'y a plus de temps, quand pourra-t-il être onze heures ?…

     — Jamais… cria d'une voix tonnante Daucus-Carota, en me jetant son nez à la figure, et en se montrant à moi sous son véritable aspect… Jamais…. il sera toujours neuf heures un quart… L'aiguille restera sur la minute où le Temps a cessé d'être, et tu auras pour supplice de venir regarder l'aiguille immobile et de retourner t'asseoir pour recommencer encore et cela jusqu'à ce que tu marches sur l'os de tes talons. »

     Une force supérieure m'entraînait, et j'exécute quatre ou cinq cents fois le voyage, interrogeant le cadran avec une inquiétude horrible.

     Daucus-Carota s'était assis à califourchon sur la pendule et me faisait d'épouvantables grimaces.

     L'aiguille ne bougeait pas.

     « Misérable ! tu as arrêté le balancier, m'écriai-je, ivre de rage.

     — Non pas, il va et vient comme à l'ordinaire… mais les soleils tomberont en poussière avant que cette flèche d'acier ait avancé d'un millionième de millimètre.

     — Allons, je vois qu'il faut conjurer les mauvais esprits, la chose tourne au spleen, dit le voyant. Faisons un peu de musique.La harpe de David sera remplacée cette fois par un piano d'Erard. »

     Et, se plaçant sur un tabouret, il joua des mélodies d'un mouvement vif et d'un caractère gai…

     Cela paraissait beaucoup contrarier l'homme-mandragore, qui s'amoindrissait, s'aplatissait, se décolorait et poussait des gémissements inarticulés ; enfin il perdit toute apparence humaine, et roula sur le parquet sous la forme d'un salsifis à deux pivots.

     Le charme était rompu.

     « Alleluia ! le Temps est ressuscité, crièrent des voix enfantines et joyeuses ; va voir la pendule maintenant ! »

     L'aiguille marquait onze heures.

     « Monsieur, votre voiture est en bas », me dit le domestique.

     Le rêve était fini.

     Les hachichins s'en allèrent chacun de leur côté, comme les officiers après le convoi de Malbrouk.

     Moi, je descendis d'un pas léger cet escalier qui m'avait causé tant de tortures, et quelques instants après j'étais dans ma chambre en pleine réalité ; les dernières vapeurs soulevées par le hachich avaient disparu.

     Ma raison était revenue, ou du moins ce que j'appelle ainsi, faute d'autre terme.

     Ma lucidité aurait été jusqu'à rendre copte d'une pantomime ou d'un vaudeville, ou à faire des vers rimants de trois lettres.

Théophile Gautier / Le Club des Hachichins in Les Paradis artificiels (Charles Baudelaire)
Illustration : Portrait de Théophile Gautier. Une gravure d'Amédée Bodin d'après Théodore Chassériau.