« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

BALLADE DE MERCI


 

 

Frères humains qui après nous vivez,

N'ayez le cœur contre nous endurci.

Ne riez pas quand nous apercevez

Tout décharnés, car tels serez aussi.

Ne nous condamnez pas, parce qu'occis

Par justice, car justice varie

Et tous hommes n'ont pas bon sens rassis.

Tirez leçon de nos os tout en poudre :

De notre mal personne ne se rie,

Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

 

La pluie nous a ravinés et lavés

Et cette chair, par nous trop bien nourrie

ESt morte. Les corbeaux ont crevé

Ces yeux dont la convoitise est tarie.

Nous avons cherché à nous élever :

C'est fait ! Voyez flotter nos chairs pourries

Comme crottins, rebuts jetés à la voirie,

Plus becquetés d'oiseaux que dès à coudre…

Ne soyez donc de notre confrérie,

Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

 

A fillettes montrant têtins

Pour avoir plus largement hôtes,

A voyous coureurs de putains,

Vivant grassement de leur faute,

A fous et folles, sots et sottes,

Pickpockets, tueurs endurcis,

Tartuffes et fausses dévotes,

Je crie à tous merci.

 

 

Mais pas aux chiens de la police

Qui m'en ont fait assez baver :

Pour ces bâtards pleins de malice,

Je voudrais les voir tous crever !

Mais déjà le bourreau m'appelle,

Ils sont les plus forts, c'est ainsi,

Et pour éviter les querelles,

A eux aussi, je crie merci.

Qu'on leur casse à coups de maillets

Leurs sales gueules, sans merci !

Le reste, je veux l'oublier

Et crie à toutes gens merci.

Bertold Brecht / L'Opéra de quat' sous, d'après François Villon.
Illustration : portrait de Bertold Brecht par Rudolf Schlichter (1926)