« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Je ne vous ai rien appris


 

 

III

 

     Je ne vous ai rien appris sans doute de bien nouveau. Le vin est connu de tous ; il est aimé de tous. Quand il y aura un vrai médecin philosophe, chose qui ne se voit guère, il pourra faire une puissante étude sur le vin, une sorte de psychologie double dont le vin et l'homme composent les deux termes. Il expliquera comment et pourquoi certaines boissons contiennent la faculté d'augmenter outre mesure la personnalité de l'être pensant, et de créer, pour ainsi dire, une troisième personne, opération mystique, où l'homme naturel et le vin, le dieu animal et le dieu végétal, jouent le rôle du Père et du Fils dans la Trinité ; ils engendrent un Saint-Esprit qui est l'homme supérieur, lequel procède également des deux.

     Il y a des gens chez qui le dégourdissement du vin est si puissant, que leurs jambes deviennent plus fermes et l'oreille excessivement fine. J'ai connu un individu dont la vue affaiblie retrouvait dans l'ivresse toute sa force perçante primitive. Le vin changeait la taupe en aigle.

     Un vieil auteur inconnu a dit : Rien n'égale la joie de l'homme qui boit, si ce n'est la joie du vin d'être bu. En effet, le vin joue un rôle intime dans la vie de l'humanité, si intime, que je ne serais pas étonné que, séduits par une idée panthéistique, quelques esprits raisonnables lui attribuassent  une espèce de personnalité. Le vin et l'homme me font l'effet de deux lutteurs amis sans cesse combattant, sans cesse réconciliés. Le vaincu embrasse toujoues le vainqueur.

     Il y a des ivrognes méchants ; ce sont des gens naturellement méchants. L'homme mauvais devient exécrable, comme le bon devient excellent.

     Je vais parler tout à l'heure d'une substance mise à la mode depuis quelques années, espèce de drogue délicieuse pour une certaine catégorie de dilettantistes, dont les effets sont bien autrement foudroyants et puissants que ceux du vin. J'en décrirai avec soin tous les effets, puis, reprenant la peinture des différentes efficacités du vin, je comparerai ces deux moyens artificiels, par lesquels l'homme exaspérant sa personnalité crée, pour ainsi dire, en lui une sorte de divinité.

     Je montrerai les inconvénients du hachish, dont le moindre, malgré les trésors de bienveillance inconnus qu'il fait germer en apparence dans le cœur, ou plutôt dans le cerveau de l'homme, dont le moindre défaut, dis-je, est d'être antisocial, tandis que le vin est profondément humain, et j'oserai presque dire homme d'action.

Charles Baudelaire / Les Paradis artificiels (extrait)
Illustration : Portrait-charge de Baudelaire par Nadar