« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

HIE !


 

 

Quelle âme se disputera mon corps ?

J'entends la musique :

Serai-je entraîné ?

J'aime tellement la danse

Et les folies physiques

Que je sens avec évidence

Que, si j'avais été jeune fille,

J'eusse mal tourné.

Mais, depuis que me voilà plongé

Dans la lecture de cet illustré,

Je jurerais n'avoir vu de ma vie

D'aussi féeriques photographies ;

L'océan paresseux berçant les cheminées,

Je vois dans le port, sur le pont des vapeurs,

Parmi des marchandises indéterminées,

Les matelots se mêler aux chauffeurs ;

Des corps polis comme des machines,

Mille objets de la Chine,

Les modes et les inventions ;

Puis, prêts à traverser la ville,

Dans la douceur des automobiles,

Les poètes et les boxeurs.

Ce soir, quelle est ma méprise,

Qu'avec tant de tristesse,

Tout me semble beau ?

L'argent qui est réel,

La paix, les vastes entreprises,

Les autobus et les tombeaux ;

Les champs, le sport, les maîtresses,

Jusqu'à la vie inimitable des hôtels.

Je voudrais être à Vienne et à Calcutta,

Prendre tous les trains et tous les navires,

Forniquer toutes les femmes et bâfrer tous les plats.

Mondain, chimiste, putain, ivrogne, musicien, ouvrier,

   [ peintre, acrobate, acteur ;

Vieillard, enfant, escroc, voyou, ange et noceur ;

         [ millionaire, bourgeois, cactus, girafe ou corbeau ;

Lâche, héros, nègre, singe, Don Juan, souteneur, lord,

   [ paysan, chasseur, industriel,

faune et flore :

Je suis toutes les choses, tous les hommes et tous les

                  [ animaux !

Que faire ?

Essayons du grand air,

Peut-être y pourrai-je quitter

Ma funeste pluralité !

Et tandis que la lune,

Par-delà les marronniers,

Attelle ses lévriers,

Et, qu'ainsi qu'en un kaléidoscope,

Mes abstractions

Elaborent les variations

Des accords

De mon corps,

Que mes doigts collés

Au délice de mes clés

Absorbent de fraîches syncopes,

Sous des motions immortelles

Vibrent mes bretelles ;

Et, piéton idéal

Du Palais-Royal,

Je m'enivre avec candeur

Même des mauvaises odeurs.

Plein d'un mélange

D'éléphant et d'ange,

Mon lecteur, je balade sous la pluie

Ta future infortune,

Armée de tant d'algèbre,

Que, sans désirs sensuels

J'entrevois, fumoir du baiser,

Cou, pipe, eau, Afrique et repos funèbre,

Derrière les stores apaisés,

Le calme des bordels.

Du baume, ô ma raison !

Tout Paris est atroce et je hais ma maison.

Déjà les cafés sont noirs.

Il ne reste, ô mes hystéries !

Que les claires écuries

Des urinoirs.

Je ne puis plus rester dehors.

Voici ton lit ; sois bête et dors.

Mais, dernier des locataires,

Qui se gratte tristement les pieds,

Et, bien que tombant à moitié,

Si j'entendais sur la terre

Retentir les locomotives,

Que mes âmes pourtant redeviendraient attentives !

Arthur Cravan / Maintenant (1912-1915)