« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Tristesse


 

 

à Jean Camille, en souvenir d'Alfred

 

Je vous parle de la tristesse

non pas de l'angoisse

ni de la joie de vivre

encore moins de la mélancolie

je vous parle de là où je suis

dans un pays dévoyé

très riche mais ruiné par les spéculateurs et les propriétaires fonciers

où des millions de mendiants

vivent au grand jour le long des trottoirs de l'infini

sur des matelas crasseux ou des morceaux de carton

je vous parle de la détresse absolue

où des ghettos peuplés de déracinés

déploient des trésors d'inventivité

pour survivre aux orgies libidinales des nantis

aux belles pensées bien lisses et humanistes des gens cultivés

qui laissent pourtant  faire avec des airs contrits

et continuent à se sustenter avec la peur du lendemain

Là-bas l'Europe impuissante n'a pas su défendre la démocratie

elle s'est fourvoyée dans un confort abject

tandis que des clans de gangsters financiers en cols blancs s'emparaient du pouvoir politique

en mettant en place leurs garde-chiourmes technocratiques

nous ne savons même plus qui nous sommes

tellement nous disparaissons dans la plus abstraite des nuits

Je vous parle des confins de la philosophie

comme le ferait un arriéré d'avant l'âge de l'imprimerie

ou pire! un singe humanoïde cueilleur-chasseur

je vous parle sans modestie de l'horreur qui sévit

des têtes qui vont tomber et rouler sur l'asphalte des places publiques

je vous parle avec des mots qui battent à Tombouctou

des mots qui allument des incendies

de Paris à New York, de Londres à Jérusalem,

de Moscou à Jakarta, de Buenos Aires à Sidney

et de la tristesse et de la tristesse la tristesse bordel du nom de dieu

des enfants perdent leurs peaux sous les bombes

partout nous sommes décimés à travers des jeux de piste egocentriques

nous ne croyons plus à rien dès lors que nous abdiquons

nous nous faisons alors  tout petit

pour ne pas nous faire remarquer

chacun sa spécialité: science, poésie, économie, indifférenciation

Je ne peux pas me taire je suis près de mourir

à me laisser choir dans les bras charnels de la beauté

c'est pourquoi je vous parle

de tout ce que vous ne voulez pas savoir vous qui savez tant de choses

et ce n'est certainement pas la conscience sacro-sainte

qui jamais vous jouera des tours

puisque que vous la cultivez religieusement

comme un jardin de curé ou un patio andalou

la conscience à ce niveau n'est qu'un faire-valoir parmi d'autres

Je vous parle de la tristesse et de l'amour illimité

non pas de l'angoisse

ni de la joie de vivre

encore moins de la mélancolie

Je vous parle de ce que nous aurions pu créer ensemble

à condition d'anéantir les hiérarchies qui nous mettent plus bas que terre

avec des coups d'état, des pelotons d'exécution,

des décrets sordides, des chantages immondes,

des guerres enjolivées de récits héroïques aussi sordides que sanglants

qui nous menacent à la pointe la plus vulnérable de nos connaissances

la tristesse telle que je m'y réfugie tel un oisillon tombé du nid

c'est la déesse-mère qui m'étreint au milieu d'une carte du ciel

une gravure en noir et blanc trouvée dans les pages d'un antique dictionnaire

la tristesse? Il faut avoir su garder son âme d'enfant pour s'en souvenir....

Je vous parle d'un trou noir dans un bloc de silence.

André Chenet, le 31 janvier 2021