Tristesse
Par domcorrieras, le mercredi 13 janvier 2021 - Poèmes & chansons - lien permanent
à Jean Camille, en souvenir d'Alfred
Je vous parle de la tristesse
non pas de l'angoisse
ni de la joie de vivre
encore moins de la mélancolie
je vous parle de là où je suis
dans un pays dévoyé
très riche mais ruiné par les spéculateurs et les propriétaires fonciers
où des millions de mendiants
vivent au grand jour le long des trottoirs de l'infini
sur des matelas crasseux ou des morceaux de carton
je vous parle de la détresse absolue
où des ghettos peuplés de déracinés
déploient des trésors d'inventivité
pour survivre aux orgies libidinales des nantis
aux belles pensées bien lisses et humanistes des gens cultivés
qui laissent pourtant faire avec des airs contrits
et continuent à se sustenter avec la peur du lendemain
Là-bas l'Europe impuissante n'a pas su défendre la démocratie
elle s'est fourvoyée dans un confort abject
tandis que des clans de gangsters financiers en cols blancs s'emparaient du pouvoir politique
en mettant en place leurs garde-chiourmes technocratiques
nous ne savons même plus qui nous sommes
tellement nous disparaissons dans la plus abstraite des nuits
Je vous parle des confins de la philosophie
comme le ferait un arriéré d'avant l'âge de l'imprimerie
ou pire! un singe humanoïde cueilleur-chasseur
je vous parle sans modestie de l'horreur qui sévit
des têtes qui vont tomber et rouler sur l'asphalte des places publiques
je vous parle avec des mots qui battent à Tombouctou
des mots qui allument des incendies
de Paris à New York, de Londres à Jérusalem,
de Moscou à Jakarta, de Buenos Aires à Sidney
et de la tristesse et de la tristesse la tristesse bordel du nom de dieu
des enfants perdent leurs peaux sous les bombes
partout nous sommes décimés à travers des jeux de piste egocentriques
nous ne croyons plus à rien dès lors que nous abdiquons
nous nous faisons alors tout petit
pour ne pas nous faire remarquer
chacun sa spécialité: science, poésie, économie, indifférenciation
Je ne peux pas me taire je suis près de mourir
à me laisser choir dans les bras charnels de la beauté
c'est pourquoi je vous parle
de tout ce que vous ne voulez pas savoir vous qui savez tant de choses
et ce n'est certainement pas la conscience sacro-sainte
qui jamais vous jouera des tours
puisque que vous la cultivez religieusement
comme un jardin de curé ou un patio andalou
la conscience à ce niveau n'est qu'un faire-valoir parmi d'autres
Je vous parle de la tristesse et de l'amour illimité
non pas de l'angoisse
ni de la joie de vivre
encore moins de la mélancolie
Je vous parle de ce que nous aurions pu créer ensemble
à condition d'anéantir les hiérarchies qui nous mettent plus bas que terre
avec des coups d'état, des pelotons d'exécution,
des décrets sordides, des chantages immondes,
des guerres enjolivées de récits héroïques aussi sordides que sanglants
qui nous menacent à la pointe la plus vulnérable de nos connaissances
la tristesse telle que je m'y réfugie tel un oisillon tombé du nid
c'est la déesse-mère qui m'étreint au milieu d'une carte du ciel
une gravure en noir et blanc trouvée dans les pages d'un antique dictionnaire
la tristesse? Il faut avoir su garder son âme d'enfant pour s'en souvenir....
Je vous parle d'un trou noir dans un bloc de silence.
André Chenet, le 31 janvier 2021