« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

J'ai fait une demi-heure de statistiques


 

 

J'ai fait une demi-heure de statistiques.

— Ça ne nous intéresse pas !

— Croyez-vous que je me marre, moi ?

Je fume cigarette sur cigarette. La bouche m'en cuit. Et mes poumons donc, puisque « j'avale la fumée ». Mes pauvres poumons malmenés par l'humidité angevine, les brouillards d'Ecouflant, la pluie du pays de l'ouest. Je tousse et je crache.

— Ça ne nous touche pas !

— Je sais. La peau des autres, pets de lapin ! Ploute, ploute, ploute ! Que la brise emporte.

Hier, j'ai pédalé dans la pluie et le vent. Je ne pouvais pas m'abriter. Pas d'arbres. Le ciel s'ouvrait pour moi, pissait sur moi. J'appuyais sur les pédales et grimaçais. Je luttais contre le vent. Je courbais la tête comme un coupable. Je ne ralentissais pas, appuyant toujours (l'unique méthode pour ne point me refroidir). Pensez. Le drap dégoulinait. Vareuse, gilet de laine, chemise à tordre ! Pantalon à tordre, béret à tordre ! J'étais là-dessous, moi Mougin, porteur de lettres, porteur de journaux.

Eh bien, tant pis, je le dis tout net, je préfère ce boulot dur à l'autre. Je suis à la fois facteur et receveur, porteur de lettres le matin et guichetier l'après-midi. Quand je pédale, n'est-ce pas, je peux encore rêver, je peux « créer » des images, je peux me raconter des histoires. Si vous voulez, c'est presque la liberté.

Mais, derrière le guichet, finie la comédie. Mes rêves sont dans la corbeille. Allez donc parler de Rilke au pensionné qui vous demande des explications sur-le-rappel-qu'il-devait-toucher-mais-qu'il-ne-perçoit-pas. Il va de soi que je ne traite pas les gens de « bateaux ivres ». Hé va donc, bateau ivre ! Non.

— Le poids de votre lettre dépasse 20 grammes, madame.

Là, s'arrête mon discours, je suis l'auxiliaire du Ministre des finances, oui, parfaitement. Je collabore avec l'argentier de l'État. Ce qui compte pour le Ministre (et pour l'État), c'est les sous. Les miens, les tiens, et ceux du client. J'ai des comptes à rendre. Vers libres ou pas vers libres, l'État se moque bien de votre petit état de poète. Je puis le traiter de tous les noms, il est sourd comme un mur de cimetière. Qu'il gaspille des sommes folles, l'État, tous les contribuables le savent, mais tous donnent quand-même pour le gaspillage, on apporte, qui son bois, qui sa sueur, qui sa vie, qui sa liberté. C'est un énorme animal l'État, vous savez, énorme — énorme, à faire peur. Un gouffre, une goule, un démon sans ailes, Saint Michel n'a rien terrassé du tout.

Jules Mougin / La Grande Halourde