« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LES MOUCHES


 

 

Mouches familières,

inévitables et goulues,

mouches vulgaires, vous

évoquez pour moi toutes choses.

 

Oh ! vieilles mouches voraces

comme abeilles en avril,

vieilles mouches tenaces

sur mon crâne chauve d'enfant !

 

Mouches du premier vague à l'âme

dans le salon familial,

en ces claires soirées d'été

quand je commençais à rêver !

 

Et à l'école détestée,

mouches folâtres et rapides,

poursuivies

par amour de ce qui vole,

 

— car  tout n'est que vol — bruyantes,

rebondissant sur les vitres,

les jours d'automne…

Mouches de toutes les heures,

 

d'enfance et d'adolescence,

de ma jeunesse dorée,

de cette seconde innocence

qui se targue de ne croire en rien,

 

de toujours… Mouches vulgaires,

si familières que nul ne saura

dignement vous chanter :

je sais, vous vous êtes posées

 

sur le jouet enchanté,

sur le bouquin fermé,

sur la lettre d'amour,

sur les paupières glacées

des morts.

 

Inévitables et goulues,

non pas diligentes comme les abeilles,

ni, comme les papillons, brillantes;

petites, espiègles,

vous, mes vieilles amies,

évoquez pour moi toutes choses.

Antonio Machado / Humour, Fantaisies, Notes - Les grandes inventions
Illustration : D'après un portrait d'Antonio Machado par Louís Oroz.