« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LE BANQUET


 

 

Sur nos mains l'eau fut versée.

C'est un frais adolescent qui a pris l'aiguière d'argent et

     qui l'a versée,

Et puis il a apporté une couronne magnifique en double

     guirlande de myrte léger.

Et des couples d'enfants nous amenèrent des tables

     éblouissantes,

Et bientôt la salle en fut pleine, et deux par deux, ils

     portaient les tables ensemble,

Et elles brillaient sous l'éclat des lustres haut suspendus

     au-dessus de nous,

Couronnées de bassins et de plats à dessert et de saucières

     et il y en avait partout

Tout ce que l'art a inventé pour donner du goût à la vie et

     pour enchanter le cœur.

Et d'autres dans des corbeilles disposèrent le pain et les

     flacons de liqueurs.

C'est alors qu'arrivèrent, mon petit vieux, non pas une

     marmite mais des plats démesurés,

Où s'étalaient immensément et magnifiquement je ne sais

     combien de matelotes d"'anguilles entassées,

Et de pantagruéliques bouillabaisses de congres à faire

     venir l'eau à la bouche au bon Dieu.

Et il y avait encore, au moins aussi bonne et parfaitement

     ronde, un plat de raie bien savoureux,

Et de petites marmites avec des bouchées de requin bien

     remplies,

(Ça c'est un plat qui vous abrutit)…

Ensuite, il y avait tout un amoncellement de poulpes et

     de calamares,

De poulpes aux cent pieds et aux millions de cheveux, et

     on vit apparaître grand comme toute la surface de la

     table,

Servi tout chaud, et entier, un poisson géant, aux mille

     dents serrées,

Et une vapeur de feu l'entourait.

Et voilà que s'amenèrent par-dessus le marché, mon vieux,

     des seiches saupoudrées, et des crevettes de toutes les

     couleurs et des écrevisses,

Et après ça des compotiers de bonnes verdures, et des

     crudités qui font plaisir où elles glissent,

Et des pains bis, et des pains au vin, bien bourratifs, à la

     fois doux et acides, toute une avalanche,

Et ça, c'est ce que chez toi et chez moi, je sais bien, on

     appelle les plats de résistance.

Mais ici pour finir, bon Dieu ! voilà qu'on amène une

    espèce de thon superprodigieux,

Qu'on a grillé  là-bas dans la cuisine, tranché au couteau

     et précipité sur le feu.

Et, ma foi, s'il fallait porter secours sans débander à cette

     espèce de monument stomachal,

Toi et moi, je crois que nous en tirerions une jouissance

     assez pyramidale.

Mais quand il a eu passé, s'amène alors une autre tournée,

Où sans que personne trouve à y redire, je pouvais encore

     piocher.

Tout ça, c'était vraiment pour nous : seulement, devant

     les foies et gésiers bouillants nous avons calé.

Et puis le boudin d'un cochon nourri à la ferme s'est

     amené,

Avec la longe, et les râbles, tout ça grésillant et bien

     chaud.

Et voilà les plats de résistance : un serveur a dressé tout

     entier un chevreau,

Nourri au lait, cuit à l'étouffée, quelque chose d'extravagant,

Et puis des abattis bien à point, des côtelettes avec tout

     leur gras bien blanc,

Le museau, la tête, les pieds, et des croquettes bien épicées,

Et d'autres viandes encore, de chevreau et d'agneau,

     bouillies ou grillées.

Et par-dessus le marché, ô jouissance, des andouillettes

     très divines,

Moitié chevreau, moitié agneau, que le bon Dieu s'en

lècherait les babines !

Ah, j'espère, mon vieux, que tu feras bien un pareil

     festin !

Et il y avait des portions de lièvre et des portions de

     poussin,

Et des perdrix et des pigeons, et de tous côtés les viandes

     chaudes coulaient sur les tables,

Puis ce furent des pâtés feuilletés, et le miel blond s'est

     amené pour compléter l'attelage,

Et le lait caillé que j'ai bien reconnu et que tout le monde

     pour du fromage.

Et lorsque les invités en ont eu fini de manger et de boire,

Les serveurs ont débarrassé la table, et les enfants ont versé

     de l'eau sur les doigts,

Ils ont versé l'eau sur les lotions d'iris, l'eau tiède et

     caressante,

Tant que nous en avons eu besoin, et ils nous ont donné

     des serviettes éblouissantes,

De belles serviettes de lin tout embaumé de parfums, et

     des violettes en guirlandes.

 

Mais voilà qu'on a fait revenir les tables éblouissantes qu'on

     avait emportées

Et qu'on les ramène comme des cargos remplis de richesses

     entassées.

C'est ce que les hommes mortels appellent le deuxième

     service

Et que les dieux immortels nomment « la corne

     d'Amalthée ».

Au milieu, on voyait trôner ce qui est pour les vivants un

     magnifique sujet de délices?

Quelque chose de moelleux, de blanc et de doux, qui sous

     un voile léger comme une toile d'araignée

Se cachait la face avec modestie, afin de la protéger des

     troupeaux d'abeilles d'Aristée

Nées des brebis, et à qui la sécheresse fait abandonner les

     sources

Dont la sèche saison fait rebrousser la course.

C'est « le gâteau de fine fleur ». Ensuite des mains

     diligentes aux palais délicats ont servi

Une friandise qu'on appelle les chatteries du bon Dieu.

Puis on distribua ce mélange parfumé au safran et rôti,

Où il y a des pois chiches réduits en pâte et blondis

     au feu,

Ce qui est quelque chose de splendide, un plat d'une

     douceur infinie…

Et puis est venue s'aligner, toute pareille au miel en

     rayons,

La pâtisserie de beignes passés dans l'huile d'or, qu'on

     appelle « les coquillettes de cochon »,

Et des rôties bien rondes, délicieuses, et en quantité

     innombrable,

Et des gâteaux au miel, sans compter, à la farine de sésame,

Et des gâteaux au lait, mêlés de miel aussi, et des galettes

     de fine fleur,

Et s'étaient encore les blinis de lait caillé au sésame,

Plongés dans l'huile bouillante et saupoudrés encore de

     sésame,

Et ensuite kes pois parfumés au safran et cueillis à la

     primeur,

Et les œufs, et les amandes à l'écorce douce, et les noisettes

     qu'aiment les enfants,

Bref tout ce qui coinvient sur la table des riches et des

     puissants.

Enfin on répandit la boisson, et les bavardages d'amis

     naquirent autour des verres,

Et l'on fit des mots charmants, et tout neufs que tout le

     monde admira de concert.

 

Ah ! prends la coupe des banquets,

Le rince-doigts plein de rosée :

Le dieu du Vin nous donne sa douceur,

Et verse la joie dans les cœurs.

On buvait le nectar dans les coupes,

Dans les coupes dans l'or creusées, sculptées,

Et lentement on les vidait…

Philoxène de Cythère / Anthologie de la poésie grecque
choix, traduction, notices par Robert Brasillach