LE BANQUET
Par domcorrieras, le jeudi 3 décembre 2020 - Poèmes & chansons - lien permanent
Sur nos mains l'eau fut versée.
C'est un frais adolescent qui a pris l'aiguière d'argent et
qui l'a versée,
Et puis il a apporté une couronne magnifique en double
guirlande de myrte léger.
Et des couples d'enfants nous amenèrent des tables
éblouissantes,
Et bientôt la salle en fut pleine, et deux par deux, ils
portaient les tables ensemble,
Et elles brillaient sous l'éclat des lustres haut suspendus
au-dessus de nous,
Couronnées de bassins et de plats à dessert et de saucières
et il y en avait partout
Tout ce que l'art a inventé pour donner du goût à la vie et
pour enchanter le cœur.
Et d'autres dans des corbeilles disposèrent le pain et les
flacons de liqueurs.
C'est alors qu'arrivèrent, mon petit vieux, non pas une
marmite mais des plats démesurés,
Où s'étalaient immensément et magnifiquement je ne sais
combien de matelotes d"'anguilles entassées,
Et de pantagruéliques bouillabaisses de congres à faire
venir l'eau à la bouche au bon Dieu.
Et il y avait encore, au moins aussi bonne et parfaitement
ronde, un plat de raie bien savoureux,
Et de petites marmites avec des bouchées de requin bien
remplies,
(Ça c'est un plat qui vous abrutit)…
Ensuite, il y avait tout un amoncellement de poulpes et
de calamares,
De poulpes aux cent pieds et aux millions de cheveux, et
on vit apparaître grand comme toute la surface de la
table,
Servi tout chaud, et entier, un poisson géant, aux mille
dents serrées,
Et une vapeur de feu l'entourait.
Et voilà que s'amenèrent par-dessus le marché, mon vieux,
des seiches saupoudrées, et des crevettes de toutes les
couleurs et des écrevisses,
Et après ça des compotiers de bonnes verdures, et des
crudités qui font plaisir où elles glissent,
Et des pains bis, et des pains au vin, bien bourratifs, à la
fois doux et acides, toute une avalanche,
Et ça, c'est ce que chez toi et chez moi, je sais bien, on
appelle les plats de résistance.
Mais ici pour finir, bon Dieu ! voilà qu'on amène une
espèce de thon superprodigieux,
Qu'on a grillé là-bas dans la cuisine, tranché au couteau
et précipité sur le feu.
Et, ma foi, s'il fallait porter secours sans débander à cette
espèce de monument stomachal,
Toi et moi, je crois que nous en tirerions une jouissance
assez pyramidale.
Mais quand il a eu passé, s'amène alors une autre tournée,
Où sans que personne trouve à y redire, je pouvais encore
piocher.
Tout ça, c'était vraiment pour nous : seulement, devant
les foies et gésiers bouillants nous avons calé.
Et puis le boudin d'un cochon nourri à la ferme s'est
amené,
Avec la longe, et les râbles, tout ça grésillant et bien
chaud.
Et voilà les plats de résistance : un serveur a dressé tout
entier un chevreau,
Nourri au lait, cuit à l'étouffée, quelque chose d'extravagant,
Et puis des abattis bien à point, des côtelettes avec tout
leur gras bien blanc,
Le museau, la tête, les pieds, et des croquettes bien épicées,
Et d'autres viandes encore, de chevreau et d'agneau,
bouillies ou grillées.
Et par-dessus le marché, ô jouissance, des andouillettes
très divines,
Moitié chevreau, moitié agneau, que le bon Dieu s'en
lècherait les babines !
Ah, j'espère, mon vieux, que tu feras bien un pareil
festin !
Et il y avait des portions de lièvre et des portions de
poussin,
Et des perdrix et des pigeons, et de tous côtés les viandes
chaudes coulaient sur les tables,
Puis ce furent des pâtés feuilletés, et le miel blond s'est
amené pour compléter l'attelage,
Et le lait caillé que j'ai bien reconnu et que tout le monde
pour du fromage.
Et lorsque les invités en ont eu fini de manger et de boire,
Les serveurs ont débarrassé la table, et les enfants ont versé
de l'eau sur les doigts,
Ils ont versé l'eau sur les lotions d'iris, l'eau tiède et
caressante,
Tant que nous en avons eu besoin, et ils nous ont donné
des serviettes éblouissantes,
De belles serviettes de lin tout embaumé de parfums, et
des violettes en guirlandes.
Mais voilà qu'on a fait revenir les tables éblouissantes qu'on
avait emportées
Et qu'on les ramène comme des cargos remplis de richesses
entassées.
C'est ce que les hommes mortels appellent le deuxième
service
Et que les dieux immortels nomment « la corne
d'Amalthée ».
Au milieu, on voyait trôner ce qui est pour les vivants un
magnifique sujet de délices?
Quelque chose de moelleux, de blanc et de doux, qui sous
un voile léger comme une toile d'araignée
Se cachait la face avec modestie, afin de la protéger des
troupeaux d'abeilles d'Aristée
Nées des brebis, et à qui la sécheresse fait abandonner les
sources
Dont la sèche saison fait rebrousser la course.
C'est « le gâteau de fine fleur ». Ensuite des mains
diligentes aux palais délicats ont servi
Une friandise qu'on appelle les chatteries du bon Dieu.
Puis on distribua ce mélange parfumé au safran et rôti,
Où il y a des pois chiches réduits en pâte et blondis
au feu,
Ce qui est quelque chose de splendide, un plat d'une
douceur infinie…
Et puis est venue s'aligner, toute pareille au miel en
rayons,
La pâtisserie de beignes passés dans l'huile d'or, qu'on
appelle « les coquillettes de cochon »,
Et des rôties bien rondes, délicieuses, et en quantité
innombrable,
Et des gâteaux au miel, sans compter, à la farine de sésame,
Et des gâteaux au lait, mêlés de miel aussi, et des galettes
de fine fleur,
Et s'étaient encore les blinis de lait caillé au sésame,
Plongés dans l'huile bouillante et saupoudrés encore de
sésame,
Et ensuite kes pois parfumés au safran et cueillis à la
primeur,
Et les œufs, et les amandes à l'écorce douce, et les noisettes
qu'aiment les enfants,
Bref tout ce qui coinvient sur la table des riches et des
puissants.
Enfin on répandit la boisson, et les bavardages d'amis
naquirent autour des verres,
Et l'on fit des mots charmants, et tout neufs que tout le
monde admira de concert.
Ah ! prends la coupe des banquets,
Le rince-doigts plein de rosée :
Le dieu du Vin nous donne sa douceur,
Et verse la joie dans les cœurs.
On buvait le nectar dans les coupes,
Dans les coupes dans l'or creusées, sculptées,
Et lentement on les vidait…
Philoxène de Cythère / Anthologie de la poésie grecque
choix, traduction, notices par Robert Brasillach