« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Le voici gisant


 

 

Le voici gisant à présent sur sa vareuse cramée

Une brise immobile sur ses cheveux paisibles

Une brindille d'oubli sur son oreille gauche

Il a l'air d'un verger déserté des oiseaux

Il a l'air d'une chanson muselée dans le noir

D'une horloge d'ange brusquement arrêtée

À peine ses paupières ont-elles esquissé «salut camarades»

Que le doute s'est figé…

 

Le voilà gisant sur sa vareuse cramée

Encerclé de siècles noirs

Qui hurlent parmi  les carcasses de chiens dans l'effrayant silence

Les heures redevenues colombes pétrifiées

Tendent l'oreille;

Pourtant le rire s'est consumé, pourtant la terre est devenue sourde

Pourtant personne n'a entendu le cri ultime

Le monde entier s'est dépeuplé au cri ultime.

 

Sous les cinq cèdres

Sans autres cierges

Il gît sur sa vareuse cramée;

Le casque vide, le sang boueux

Près de lui le bras à moitié coupé

Et entre les sourcils

Un petit puits amer, empreinte du destin

Un petit puits amer rouge et noir

Un puits où la mémoire frissonne !

 

Oh ne regardez pas, ne regardez pas

D'où sa vie s'e est allée. Ne dites pas comment

Comment s'est échappée la noire fumée du rêve.

Ainsi donc en un instant Ainsi donc

Une minute lâche la suivante

Et le soleil sempiternel lâche aussitôt le monde !

 

 

Chant héroïque et funèbre pour le sous-lieutenant 
perdu en Albanie, 1945 (Extrait)

 

Odyssèas Elỳtis / Le soleil sait - Une anthologie vagabonde traduit du grec par Angélique Ionatos