« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Première journée - Quatrième nouvelle


 

 

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     Il était une fois en Lunigiana, région assez proche d'ici, un monastère plus riche en sainteté et plus fourni en moines qu'il ne l'est aujourd'hui, au nombre desquels se trouvait un jeune homme dont rien ne pouvait macérer la vigueur, ni le froid, ni les jeûnes, ni les veilles. Un jour, vers midi, alors que tous les autres moines dormaient, celui-ci allait se promenant dans les alentours de l'église située dans un lieu bien solitaire, quand il aperçut une toute jeune fille très belle (peut-être la fille de quelque paysan de l'endroit), qui parcourait les champs à la recherche de certaines espèces d'herbes , il ne l'eut pas plus tôt vue qu'il fut dévoré par le désir. Ainsi s'approcha-t-il d'elle et entama-t-il la conversation et les choses allèrent si bon train q'il se mit d'accord avec elle et l'emmena dans sa cellule pour que personne ne s'en aperçoive.

     Tandis que transporté par un désir insensé il badinait imprudemment avec elle, il advint que l'abbé qui s'était levé et passait sans bruit devant la cellule du moine, entendit le remue-ménage que faisaient les deux occupants ; il s'approcha tout doucement de la porte de la cellule pour écouter afin de s'assurer des voix, et s'apercevant sans doute possible de la présence d'une femme dans la cellule, il fut donc très tenté de se faire ouvrir la porte ; mais il pensa dans un second temps qu'il valait mieux adopter une autre technique, et ayant regagné sa chambre, il attendit que le moine quitte sa cellule. Celui-ci, malgré le plaisir et le contentement qu'il prenait avec la jeune personne, se doutait néanmoins de quelque chose ; et comme il avait l'impression d'avoir entendu quelqu'un traîner les pieds dans le dortoir, il mit l'œil à un petit trou, vit clairement l'abbé qui écoutait et comprit très bien que ce dernier avait eu tout loisir de s'apercevoir de la présence de la jeune personne dans sa cellule. N'ignorant pas quel genre de grave sanction il encourait, il en fut on ne peut plus inquiet ; cependant, sans rien montrer de son tourment à la jeune personne, promptement il tourna et retourna mille idées dans sa tête, cherchant s'il pouvait trouver quelque planche de salut. Il imagina une autre astuce qui eut le résultat escompté, et faisant semblant de trouver que la compagnie de la jeune personne avait assez duré, il lui dit : « Je veux aller voir si je trouve un moyen de te faire sortir d'ici sans qu'on te voie ; reste donc là sans bruit jusqu'à mon retour. »

     IL sortit, ferma sa cellule à clef, alla directement à la chambre de l'abbé et, lui ayant remis la clef selon la pratique habituelle lorsqu'un moine sortait, il lui dit le visage serein : « Messire, je n'ai pu ce matin faire porter tout le bois que j'avais fait couper, c'est pourquoi avec votre permission je veux aller jusqu'à la forêt pour m'en occuper. »

     L'abbé, désireux d'en savoir davantage sur la faute commise par le jeune moine, pensant que ce dernier ignorait qu'il l'avait vu, se réjouit d'un tel concours de circonstances, prit la clef de son bon gré et lui donna bien volontiers la permission sollicitée. quand il vit qu'il était parti, il se mit à réfléchir à ce qu'il devait faire au plus vite : ouvrir la cellule du jeune moine en présence de tous ses frères et faire ainsi éclater sa faute au grand jour afin de leur enlever tout motif de récrimination contre lui quand il punirait le coupable, ou se faire raconter d'abord par la jeune personne les tenants et les aboutissants de cette affaire. Puis réfléchissant que celle-ci pourrait bien être la femme ou la fille d'un homme qui n'apprécierait pas l'affront de l'avoir exposée au regard de tous les moines, il pensa qu'il était préférable de voir d'abord qui elle était et d'aviser ensuite ; il se dirigea don tranquillement  vers la cellule, l'ouvrit, entra et referma la porte. La jeune femme en voyant l'abbé s'approcher fut saisie de frayeur et se mit à pleurer de honte.

     Messire l'abbé qui avait posé le regard sur sa personne et l'avait trouvée belle et avenante, se sentit malgré son âge torturé par l'aiguillon du désir non moins violemment que son jeune moine auparavant ; et il commença  à se dire à part soi : « Après tout, pourquoi refuserais-je le plaisir alors qu'il s'offre à moi, compte tenu que la tristesse et la douleur ne feront jamais défaut quand j'en éprouverai le besoin ? C'est là une belle fille et nul ne soupçonne sa présence ici, si donc je peux la convaincre de céder à mon désir, je ne vois vraiment pas ce qui m'en empêcherait. Qui le saura ?  Jamais personne n'en aura le moindre soupçon, et péché caché est à moitié pardonné. Sans doute l'occasion ne se représentera-t-elle jamais plus, je pense donc pour ma part que c'est une preuve d'intelligence que de prendre du bon temps quand Dieu vous en offre. »

     Ce faisant, il s'approcha un peu plus de la jeune personne, ayant totalement oublié ce pour quoi il était venu, il se mit à la consoler doucement et à la prier de ne plus pleurer ; puis, de fil en aiguille, il en arriva à lui découvrir l'objet de ses désirs. La jeune personne, qui était chair et en os après tout, accepta sans difficulté de contenter l'abbé ; ce dernier après l'avoir serrée sur son cœur et maintes fois embrassée, monta sur le petit lit du moine et eu égard à la fois au poids non négligeable de sa dignité et à l'âge tendre de la jeune personne, il ne se coucha pas sur elle dans la crainte sans doute de l'incommoder par ses kilos, mais la coucha sur lui et ils prirent du plaisir ensemble pendant de longs moments.

     Le moine qui avait fait mine d'aller au bois, s'était caché dans le dortoir et quand il vit l'abbé entrer seul dans sa cellule, il pensa tout rassuré que son subterfuge allait marcher ; puis le voyant s'enfermer de l'intérieur, il en fut convaincu. Il sortit alors de sa cachette et s'approcha doucement d'une fente par laquelle il vit et entendit tout ce que l'abbé dit et fit. Trouvant que la compagnie de la jeune femme avait assez duré, l'abbé l'enferma dans la cellule et s'en retourna à sa chambre ; quelque temps après, entendant le moine qu'il croyait être revenu du bois, il pensa le semoncer de belle manière et le faire jeter en prison afin de se réserver la proie conquise ; il le fit donc appeler, le semonça très violemment, le visage renfrogné, et ordonna qu'on le mette en prison.      

     Le moine lui répondit promptement : « Messire, je n'appartiens pas à l'ordre de saint Benoît depuis suffisamment de temps pour connaître sa règle dans ses moindres détails ; ainsi ne m'avez-vous encore jamais donné l'occasion de voir que les moines doivent se laisser écraser sous le poids des femmes comme ils le sont par les jeûnes et les veilles ; mais puisque vous venez de m'offrir cette occasion, je vous promets, si vous me pardonnez pour cette fois, de ne plus jamais faillir sur ce point, et de faire tout ce que je vous ai vu faire. »

     L'abbé, en home averti qu'il était, comprit que non seulement le jeune homme savait mieux que lui ce qu'il avait fait mais encore l'avait vu ; c'est pourquoi, tenaillé par le remords de sa propre faute, il eut honte d'infliger au moine la peine qu'il méritait au même titre que lui. Il lui pardonna donc et lui enjoignit de garder le silence sur ce qu'il avait vu, puis ils renvoyèrent discrètement la jeune personne. Mais nous avons tout lieu de croire qu'ils la firent souvent revenir.

Boccace / Décaméron / Première journée - Quatrième nouvelle (extrait)