« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LE CRIME A EU LIEU À GRENADE


 

 

A Federico García Lorca

 

 

I

LE CRIME

 

On le vit, avançant au milieu des fusils.,

par une longue rue,

sortir dans la campagne froide,

sous les étoiles, au point du jour.

Ils ont tué Federico

quand la lumière apparaissait.

Le peloton de ses bourreaux

n'osa le regarder en face.

Ils avaient tous fermé les yeux,

ils prient : Dieu même n'y peut rien !

Et mort tomba Federico

— du sang au front, du plomb dans les entrailles —

… Apprenez que le crime a eu lieu à Grenade

— pauvre Grenade ! —, sa Grenade…

 

 

II

LE POÈTE ET LA MORT

 

On le vit s'avancer seul avec Elle,

sans craindre sa faux.

— Le soleil déjà de tour en tour, les marteaux

sur l'enclume — sur l'enclume des forges.

Federico parlait,

il courtisait la mort. Elle écoutait.

« Puisque hier, ma compagne, résonnaient dans mes

     vers

les coups de tes mains desséchées,

qu'à mon chant tu donnas ton froid de glace

et à ma tragédie

le fil de la faucille d'argent,

je chanterai la chair que tu n'as pas,

les yeux qui te manquent,

les cheveux que le vent agitait,

les lèvres rouges que l'on baisait…

Aujourd'hui comme hier, ô gitane, ma mort,

que je suis bien, seul avec toi,

dans l'air de Grenade, ma Grenade ! »

 

 

III

 

On le vit s'avancer…

                              Élevez, mes amis,

dans l'Alhambra, de pierre et de songe,

un tombeau au poète,

sur une fontaine où l'eau gémira

et dira éternellement :

le crime a eu lieu à Grenade, sa Grenade !

Antonio Machado / Poésies de la guerre (1936-1939)
traduit de l'espagnol par Sylvie Léger et Bernard Sesé
Illustration : Antonio Macahdo par Leandro Oroz Lacalle (1925)