« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Décaméron-Troisième journée - I


 

 

… / …

     Or, un jour cependant, où Masetto se reposait après avoir beaucoup travaillé, deux jeunes religieuses qui se promenaient dans le jardin, s'approchèrent de l'endroit où il se trouvait en feignant de dormir, et commencèrent à le regarder jusqu'au moment où l'une des religieuses, un peu plus hardie, dit à l'autre : « Si je n'avais pas peur que tu parles, je te dirais une pensée qui m'a traversé plusieurs fois l'esprit, et qui pourrait peut-être t'être utile à toi aussi. »

     L'autre lui répondit : « Parle sans crainte, car crois-moi je n'irai sûrement pas le répéter. »

     Alors la plus hardie dit à l'autre : « Je ne sais si tu t'es rendu compte dans quelle contrainte nous vivons, et que jamais aucun homme n'ose entrer ici, à part l'intendant, qui est vieux, et ce muet ; or, j'ai souvent entendu dire par des femmes qui sont venues nous trouver que tous les plaisirs du monde ne sont que bagatelles à côté de ceux d'une femme qui couche avec un homme. Tant et si bien que plusieurs fois l'envie m'a pris d'en faire l'expérience avec ce muet, n'ayant pas le choix, pour voir ce qu'il en est vraiment ; et c'est l'homme tout indiqué pour ce genre de choses, étant donné que quand bien même il le voudrait, il ne pourrait ni ne saurait le répéter ; tu vois bien que c'est un de ces idiots, qui a grandi plus vite que son cerveau. J'aimerais bien connaître ton idée là-dessus.

     — Mais que dis-tu là ? dit l'autre. Ignores-tu que nous avons promis à Dieu de demeurer vierges ?

     — Oh ! dit la première, on lui promet tant de choses à longueur de journée que l'on ne tient jamais ! Si nous lui avons promis ça, qu'il s'en trouve une autre ou d'autres qui honorent leur promesse. »

     À quoi sa compagne lui répliqua : « Et si nous nous retrouvions enceintes, qu'est-ce qui arriverait ? »

     L'autre lui rétorqua alors : « Tu commences à envisager les catastrophes avant qu'elles ne se produisent ; on aura bien le temps d'y penser le moment venu ; il y aura cent manières de tenir la chose secrète, pourvu que nous la gardions pour nous. »

     En entendant cela, la moins hardie des deux qui se sentait déjà plus tenaillée que l'autre par le désir de tester quel genre d'animal est l'homme, dit à sa compagne : « Alors, d'accord, comment allons-nous nous y prendre ? »

     L'autre lui répondit :  « Il n'est pas loin de none, je crois que toutes les sœurs dorment, sauf nous ; regardons dans le jardin s'il n'y a pas quelqu'un et, s'il n'y a personne, que pouvons-nous faire de mieux que le  prendre par la main et l'emmener dans ce cabanon où il se protège de la pluie et là, pendant que l'une de nous deux demeure avec lui, l'autre monte la garde ? Il est si bête qu'il en passera par où l'on veut. »

     Masetto entendait toute cette conversation et tout disposé à obéir, n'attendait qu'une chose : que l'une d'entre elles s'occupe de lui. Les religieuses regardèrent bien partout et constatant qu'on ne pouvait les voir de nulle part, celle à qui revenait l'initiative s'approcha de Masetto, le réveilla, et celui-ci aussitôt se leva ; la religieuse le prit par la main avec des gestes aimables, tandis que Masetto riait de façon stupide, et elle le mena dans le cabanon où il s'exécuta sans trop se faire prier. Puis en compagne loyale, elle céda la place, satisfaite, à l'autre religieuse, et Masetto tout en jouant le niais faisait leur bon vouloir ; c'est pourquoi avant de quitter les lieux, chacune voulut plus d'une fois voir comment le muet savait chevaucher ; puis elles en bavardaient souvent entre elles, s'avouant que c'était bien et même mieux encore que tout ce qu'on avait pu leur en dire et ainsi, choisissant le moment opportun aux heures adéquates, elles allaient prendre du bon temps avec le muet.

     Un jour, une de leurs compagnes s'aperçut de la chose en regardant par une petite fenêtre de sa cellule, elle la fit constater à deux autres religieuses ; elles se concertèrent et décidèrent d'abord d'un commun accord de dénoncer leurs compagnes auprès de l'abbesse ; puis, se ravisant, elles s'entendirent avec les premières, devenant ainsi copropriétaires du terrain de Masetto ; les trois dernières religieuses, enfin, par le jeu des circonstances, se joignirent aux autres, qui plus tôt, qui plus tard. Finalement l'abbesse, qui ne s'était encore aperçue de rien, se promenait un jour toute seule dans le jardin par une très forte chaleur, lorsqu'elle trouva endormi à l'ombre d'un amandier Masetto qui se fatiguait d'un rien le jour en raison de ses chevauchées nocturnes ; il était tout découvert, car le vent avait précédemment soulevé par-devant ses vêtements. À ce spectacle, la femme, qui se vit seule, céda aux mêmes appétits que ses jeunes nonnes ; ayant réveillé Masetto, elle le conduisit dans sa chambre où elle le retint plusieurs jours, s'attirant ainsi les récriminations des moniales fâchées de de que le jardinier délaissait le potager, et elle goûta et savoura ce doux plaisir qu'elle était la première d'ordinaire à condamner.

     Enfin elle le renvoya de sa chambre à la pièce qui était la sienne, mais elle le rappela souvent, désireuse en outre de se l'approprier, si bien que Masetto, qui ne pouvait faire face à l'immensité de la tâche, pensa qu'il que s'il persistait dans son mutisme cela pourrait se retourner contre lui. aussi une nuit où il était en compagnie de l'abbesse, il retrouva la parole et se mit à lui dire : « Madame, j'ai entendu dire qu'un coq suffit amplement pour dix poules, mais que dix hommes peuvent imparfaitement ou difficilement satisfaire une femme, et moi il m'en faut contenter neuf ; pour rien au monde je ne pourrais continuer. Ainsi, j'en suis réduit à tel point, compte tenu de ce à quoi j'ai dû faire face jusqu'ici, que l'on ne peut plus rien tirer de moi ; c'est pourquoi ou vous me laissez partir en paix, ou vous essayez de trouver une solution. »

     En entendant parler cet homme qu'elle tenait pour muet, l'abbesse fut tout abasourdie et dit : « Mais comment, je croyais que tu étais muet.

     — Madame, dit Masetto, c'est vrai, je l'étais, mais pas de naissance, c'est une maladie qui m'avait privé de la parole, et pour la première fois, cette nuit, je sens que je la retrouve, ce dont je loue Dieu de toutes mes forces. »

     L'abbesse le crut et lui demanda ce qu'il entendait dire quand il parlait de neuf femmes à contenter. Masetto lui dit ce qu'il en était ; en entendant cela, l'abbesse se rendit compte que pas une de ses religieuses n'était plus sage qu'elle ; sans laisser partir Masetto, elle décida donc en femme sensée qu'elle était, de trouver avec ses religieuses un arrangement à la chose, afin que le monastère ne soit pas déshonoré par Masetto. S'étant ouvertes l'une à l'autre de ce qu'elles avaient toutes fait dans le passé, elles décidèrent d'un commun accord et avec la bénédiction de Masetto, de faire en sorte que les gens des alentours croient que Masetto, demeuré longtemps muet, avait retrouvé la parole grâce à leurs prières et l'intercession du saint auquel était consacré ce monastère, puis, leur intendant étant mort en ces jours-là, elles mirent Masetto dans la place, répartissant ses taches de telle sorte qu'il puisse y faire face. Tâche qui lui valut d'engendrer nombre de moinillons, mais qui fut, malgré cela, menée avec une telle discrétion que rien ne filtra avant la mort de l'abbesse ; Masetto était alors proche de la vieillesse et désireux de rentrer riche chez lui ; ce qui lui fut aisé à réaliser, dès que la chose se sut.

     Ainsi donc Masetto vieillard, père et riche, déchargé du souci de nourrir ses enfants et de les entretenir, s'en retourna d'où il était parti, la hache sur l'épaule, après avoir astucieusement su mettre à profit sa jeunesse, affirmant que c'était là le sort que Dieu réservait à ceux qui lui plantaient des cornes.

Boccace / Décaméron / Troisième journée - première nouvelle (extrait)