« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LA BALLADE DE MOU-LAN


 

 

Tsi-tsi et puis tsi-tsi :

      Mou-lan tisse à sa porte.

Ce qu'on entend n'est plus le bruit de la navette ;

      On entend seulement les soupirs de la fille.

 

La fille, qu'y a-t-il ? Est-ce pensée d'amour ?

      La fille, qu'y a-t-il ? Quel souvenir d'amour ?

« Non, je n'ai rien, nulle pensée d'amour ;

      Non, je n'ai rien, nul souvenir d'amour. »

 

Hier au soir, elle a vu la liste d'appel aux armes :

      Le Khan fait grand recrutement de troupes.

Le texte de l'armée couvre douze rouleaux,

      Et chacun des rouleaux porte le nom du père.

 

« Père n'a point de fils adulte,

      Et je n'ai point de frère ainé.

Qu'on m'achète cheval et selle,

      Et je pars en campagne à la place du père ! »

 

Elle achète au marché de l'Est un beau cheval ;

      Elle achète au marché de l'Est selle feutrée.

Elle achète au marché du Sud rênes et mors ;

      Elle achète au marché du Nord longue cravache.

 

Au matin prend congé du père et de la mère ;

      Le soir s'en va camper au bord du Fleuve Jaune.

La fille n'entend plus l'appel de ses parents ;

      Elle n'entend qu'un bruit : les eaux du Fleuve Jaune

                                               [qui roulent et mugissent.

 

Au matin prend congé des eaux du Fleuve Jaune ;

      Le soir parvient au pied de la Montagne Noire.

La fille n'entend plus l'appel de ses parents ;

      Elle n'entend qu'un bruit : le cri sur les Monts Yen

                                              [des escadrons barbares.

 

Elle a franchi dix milles stades, au gré des armes ;

      Elle semble voler, par-delà monts et passes.

Le vent du Nord transmet le son des gongs d'airain ;

      Un jour glacé reluit sur les cottes de fer.

Au bout de cent combats, le général est mort ;

      Après dix ans, le preux soldat rentre chez lui.

 

A son retour, il se présente au Fils du Ciel.

      Le fils du Ciel, assis dans le Palais Sacré,

Consigne les hauts faits, élève aux douze grades,

      Et distribue ses dons, par cent et mille et plus.

 

Le Khan parle à Mou-lan : quels sont tes vœux ?

      Mou-lan n'a pas envie d'être ministre.

« Je voudrais un fameux coursier, courant mille stades

                                                                 [d'une traite.

      Et qui me reconduise à mon pays natal. »

 

Père et mère ont appris le retour de leur fille ;

      Ils sortent des remparts, et vont lui faire escorte.

La fille aînée apprend le retour de sa sœur,

      Et refait sur le seuil son maquillage rouge.

Le jeune frère apprend le retour de sa sœur ;

      Aiguisant son couteau, il va quérir en hâte un porc

                                                                [et un mouton.

 

Mou-lan ouvre sa porte, au pavillon de l'Est,

      Et s'assied sur son lit, au pavillon de l'Ouest.

Elle enlève son long manteau du temps de guerre,

      Et revêt ses habits du temps jadis ;

A sa fenêtre, ajuste un nuage de boucles,

      Et devant son miroir se colle au front une mouche jaune.

 

Mou-lan franchit le seuil, revoit ses compagnons,

      Et tous ses compagnons sont frappés de stupeur :

Pendant douze ans, ils ont fait route ensemble ;

      Nul ne savait que Mou-lan était fille.

 

Lapin mâle sautille,

      Et lapine voit trouble.

Lorsque les deux lapins courent au ras de terre,

      Bien fin qui reconnaît le mâle de la femelle !

Anonyme chinois - Poèmes à chanter (yue-fou) - Dynastie du Nord (420-580) / Anthologie de la poésie chinoise classique, sous la direction de Paul Demiéville.