« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

INÉS DE LAS SIERRAS


 

 

A la Petra Camara

 

 

Nodier raconte qu'en Espagne

Trois officiers cherchant un soir

Une venta dans la campagne,

Ne trouvèrent qu'un vieux manoir ;

 

Un vrai château d'Anne Radcliffe,

Aux plafonds que le temps ploya,

Aux vitraux rayés par la griffe

Des chauves-souris de Goya,

 

Aux vastes salles délabrées,

Aux couloirs livrant leurs secrets,

Architectures effondrées

Où Piranèse se perdrait.

 

Pendant le souper, que regarde

Une collection d'aïeux

Dans leurs cadres montant la garde,

Un cri répond aux chants joyeux ;

 

D'un long corridor en décombres,

Par la lune bizarrement

Entrecoupé de clairs et d'ombres,

Débusque un fantôme charmant ;

 

Peigne au chignon, basquine aux hanches,

Une femme accourt en dansant.

Dans les bandes noires et blanches

Apparaissant, disparaissant.

 

Avec une volupté morte,

Cambrant les reins, penchant le cou,

Elle s'arrête sur la porte,

Sinistre et belle à rendre fou.

 

Sa robe, passée et fripée

Au froid humide des tombeaux,

Fait luire, d'un rayon frappée,

Quelques paillons sur ses lambeaux ;

 

D'un pétale découronnée

A chaque soubresaut nerveux,

Sa robe, jaunie et fanée,

S'effeuille dans ses noirs cheveux.

 

Une cicatrice, pareille

A celle d'un coup de poignard,

Forme une couture vermeille

Sur sa gorge d'un ton blafard ;

 

Et ses mains pâles et fluettes,

Au nez des soupeurs pleins d'effroi

Entre-choquent les castagnettes,

Comme des dents claquant de froid.

 

Elle danse, morne bacchante,

La cachucha sur un vieil air.

D'une grâce si provocante,

Qu'on la suivrait même en enfer.

 

Ses cils palpitent sur ses joues

Comme des ailes d'oiseau noir,

Et sa bouche arquée a des moues

A mettre un saint au désespoir.

 

Quand de sa jupe qui tournoie

Elle soulève le volant,

Sa jambe, sous le bas de soie,

Prend des lueurs de marbre blanc.

 

Elle se penche jusqu'à terre,

Et sa main, d'un geste coquet,

Comme on fait des fleurs d'un parterre,

Groupe les désirs en bouquet.

 

Est-ce un fantôme ? est-ce une femme ?

Un rêve, une réalité,

Qui scintille comme une flamme

Dans un tourbillon de beauté ?

 

Cette apparition fantasque,

C'est l'Espagne du temps passé,

Aux frissons du tambour de basque

S'élançant de son lit glacé,

 

Et brusquement ressuscitée

Dans un suprême boléro,

Montrant sous sa jupe argentée

La divisa prise au taureau.

 

La cicatrice qu'elle porte,

C'est le coup de grâce donné

A la génération morte

Par chaque siècle nouveau-né.

 

J'ai vu ce fantôme au Gymnase,

Où Paris entier l'admira,

Lorsque dans son linceul de gaze,

Parut la Petra Camara,

 

Impassible et passionnée,

Fermant ses yeux morts de langueur,

Et comme Inès l'assassinée,

Dansant un poignard dans le cœur !

Théophile Gautier / Émaux et Camées