« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

DÉCEPTION


 

 

VIII

 

Quand j’ m’amèn’rai su’ la Mason

Qu’ j’ai dans l’idée, au coin d’ ma vie,

Elle a s’ra just’ su’ sa sortie

Pour aller fair’ ses provisions.

 

Dès qu’a m’ verra, mince ed’ girie !

(Un vrai coup d’ tronche en pleins nichons)

Et comm’ tout par un coup r’froidie,

A d’viendra blanch’ comme un torchon !

 

— Ah ! (Et a s’ mettra pour prier :)

— Seigneur ! Jésus ! Marie-Mad’leine !

Et tous ceuss’ du calendrier

Qui s’foutent d’ la misère humaine.

 

— Ah ! ben vrai… bonsoir ? Quiens ! Te vl’à ?

Ce n’est pas trop tôt, mon bonhomme,

Allons, approch’, pos’ ton cul là,

D’où c’est qu’tu viens ? Comment qu’tu t’nommes ?

 

— T’as l’air tout chos’…tu t’sais en retard ;

Mais j’ te dis rien pass’ que tu t’ traînes

Et qu’ t’as l’air d’avoir ben d’ la peine

D’êt’ ben massif, d’êt’ ben mastar !

 

— Mon gieu qu’t’es grand ! Mon gieu qu’t’es maigre !

Ben sûr… tu n’es pas… financier,

Ni député…, ni marl’…, ni pègre,

Sûr que t’as z’un foutu méquier !

 

— Tes clignotants sont fatigués !

Tes ployants grinc’nt comm’ des essieux,

T’es moch’…, t’es vidé…, t’es chassieux,

T’es à fond d’ cal’…, t’es déglingué ;

 

—Sûr ! T’as pas eu ta suffisance

De brich’ton, d’ sommeil et d’amour,

Et tes z’os qu’on doit voir à jour,

Ça n’est guèr’ d’ la « réjouissance ».

 

— T’as pus d’ grimpant… t’as pus d’ liquette,

Tes lappe-la-boue bâill’nt de douleur,

Et pour c’ qui est d’ ta requinpette

Alle est taillée dans du malheur !

 

— Qui c’est ton parfum ? dis ? des fois ?

(On pourrait t’ pister à la trace.)

— Mossieu a mis son sifflet d’ crasse ?

Mossieu va dans l’ monde, à c’ que j’ vois !

 

— Ton bloum ! y dat’ du grand Empire !

Ta plur’ grelotte, eh ! grelotteux,

Et j’ devin’ cor à ton sourire

Qu’ ton cœur aussi est ben loqu’teux !

 

T’as dû n’avoir l’âme azurée,

D’ l’instruction… d’ l’astuce et d’ l’acquis,

Car avec ça t’as l’air… marquis,

Oh, mais… d’un marquis d’ la Purée.

 

— J’  te connais comm’ si j’ t’avais fait,

T’es un rêveur… t’es z’eun’ vadrouille ;

T’as chassé que c’ que tu rêvais

Et t’es toujours rev’nu bredouille ;

 

— T’as tell’ment r’filé la comète

Qu’o la croirait cor’ su’ ton front ;

T’as du blanc d’ billard su’ la tête,

T’as comme eune Etoile su’ l’ citron.

 

— Cause un peu si ça t’es possible !

Aie pas peur, caus’ ?… Pheu ! c’est natté.

Oh, c’ qu’il est gonflé ton Sensible,

On croirait qu’y va éclater !

 

— Gn’a ben longtemps que j’ t’espérais

Et j’ comptais pu su’ toi à c’t’ heure ;

Mais pisque te v’la et qu’ tu pleures,

Stope ! on verra à voir après.

 

— Si ça t’ botte on f’ra compagnons

(Bien qu’tu soye schnocke et qu’ tu trouillones)

Mais j’ t’aim comm’ ça… c’est mes z’ognons

Et tout l’ reste il est d’ la gnognotte !

 

— Arr’pos’-toi donc, va… fais un somme,

T’es pas pressé… tu viens d’ si loin ;

Les purs-sangs qui sont pas des hommes

Roupill’nt ben tout l’ long d’ leur besoin ;

 

— Dors… laiss’ tout ça s’organiser,

J’ suis la Beauté… j’ suis la Justice,

Et v’là trente ans que tu t’ dévisses,

Qu’ t’es en marche après mon baiser !

 

— T’es ben un galant d’ not’ Epoque

Un d’ nos cochons d’ contemporains

Qu’ont l’ cœur et la sorbonne en loques

Et n’ savent où donner du groïn.

 

— Ah ! c’ que t’a pris… non, c’est un rêve !

Et j’ai qu’à voir ton ciboulot

Pour m’ figurer qu’ ta part d’ gâteau

Ne cont’nait sûr’ment pas la féve.

 

— T’as d’ l’orgueil d’ la simplicité,

Et d’vant la Vie t’as fait ta gueule ;

T’as d’ l’usag… d’ la timidité,

T’es dign’, t’es maigr’, t’es jeun’… t’es meule !

 

— Aussi on te gob’ pas beaucoup,

T’offens’s les muffs ; t’es bon pour l’ bagne.

Comment, sagouin, t’avais pas l’ sou

Et tu f’sais ta poire et tes magnes ?

 

— Qiens… maint’nant, causons des gonzesses

(Qué Sologn’ ce fut… tes vingt ans !)

Aucune a compris les tendresses

Qui braisoyent dans tes miroitants :

 

— Et t’es cor deuil et plein d’ méfiance

A cause des fauvett’s qui dans l’ temps

Ont fait pipi su’ tes croyances

Et caca su’ ton Palpitant ;

 

— Et des nombreus ’s qui censément

T’ont mené au pat’lin jonquille

Et chahuté les sentiments

Comm’ des croquants couch’nt un jeu d’quilles.

 

— Et les ment’ries qu’ tu sais déjà ;

Nib ! T’en veux pus pour un empire :

Hein ! — « Cœurs de femm’s, cœurs de goujats »

Et les meilleur’s… a sont les pires !

 

— N’ te tracass’ pas, va… dors, mon gosse ;

Dodo, mon chagrin… mon chouné,

La France est un pays d’ négoce,

Tu sauras jamais t’y r’tourner !

 

(Car la Femme a n’a qu’un pépin,

Son mâl’ s’rait-y l’ roi des Rupins,

L’pus marioll’ de tous les royaumes,

Poue Ell’… c’est jamais qu’un pauv’ môme?)

 

 

IX

 

Et v’là. — A caus’ra jusqu’au jour

Comm’ça en connaissanc’ de cause ;

Ses mots… y s’ront des grains d’amour,

Et en m’disant tout’s ces bonn’s choses,

 

Jusqu’à c’ que la Blafarde a s’couche

Dans ton plumard silencieux,

A mettra ses mains su’ ma bouche

Et pis ses bécots plein mes yeux.

 

(Car nous deux ça bich’ra tout d’ suite

Et pour savoir si j’ suis amé,

Sûr, j’aurai pas besoin d’ plumer

L’ volant mignon des marguerites !)

 

J’ m’y vois. — A m’ prendra dans ses bras

Comme eun’ moman quient son moutard,

Comme un goualant d’ rues sa guitare

Et a m’fra chialer c’ qu’a voudra.

 

Pour moi, ça s’ra mossieu Dimanche

(J’y caus’rai pas… gn’en aurait d’ trop !)

J’ s’ rai là, crevé, langu’ dans les crocs

Comme un vieux canasson qui flanche.

 

Dormir alors… ah ! j’ drmirai

L’instant où j’ la rencontrerai

Oh, là là, qué coup d’ traversin :

(Le tsar y s’ra pas mon cousin !)

 

Dormir… dormir, jusqu’à midi !

Qu’a soye putain, qu’a soye pucelle,

Le blair dans l’ poil de son aisselle

Comme un moigneau qui rentre au nid !

 

Sûr qu’a s’ra franch’, gironde et bonne,

Son cœur y s’ra là pour un coup,

Et ses tétons y s’ront si doux

Que j’ la prendrai pour eun’ daronne.

 

Et loin des gonciers charitables,

Des philanthrop’s… des gas soumis,

J’aurai d’ la soup’, du rif, eun’ table

Et du perlo pur les z’amis.

 

(Fini l’ chiqué des vieux gratins,

Des pauv’s vieux cochons baladeurs !

Fini, Mam’ Poignet et ses leurres

Solitaires et clandestins !)

 

Ah ! nom d’là ce que je l’ l’am’rai

(GN’aura qu’Ell’ qui s’ra ma Patrie)

Elle et pis sa jeuness’ fleurie

Comm’ le Luxembourg au mois d’ Mai !

 

Ah ! quand c’est que j’y parviendrai

A la Mason de Son Sourire,

Quand c’est donc que je pourrai m’ dire

— Ma vieill’, ça y est, tu vas t’ plumer !

 

Si c’est l’Hiver… p’têt’ qu’y f’ra chaud,

Si c’est l’ Printemps p’têt’ qu’y f’ra tendre,

Mais qu’y lansquine ou qu’y fasse beau,

Mon gieu… comme y f’ra bon d’ s’étendre !

 

Voui, dormir… n’ pus jamais rouvrir

Mes falots sanglants su’ la Vie,

Et dès lorss ne pus rien savoir

Des espoirs ou des désespoirs,

 

Qu’ ça soye le soir ou ben l’ matin,

Qu’y fass’ moins noir dans mon destin,

Dormir longtemps… dormir… dormir !

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Ho ! mais bon sang ! Cell’ que j’appelle

Ça s’rait t-y pas la Femme en Noir

Qu’est à coup sûr la pus fidèle ?

 

Oh ! là là, vrai ! La Dame en Noir

(Qu’un jour tout un chacun doit voir

Aux lueurs des trent’-six chandelles

Qu’on allum’ pour la recevoir) ;

 

Tonnerr’ de Dieu ! la Femme en Noir,

La Sans-Remords… la Sans-Mamelles,

La Dure-aux-Cœurs, la Fraîche-aux-Mollets,

La Sans-Pitié, la Sans-Prunelles,

Qui va jugulant les pus belles

Et jarnacquant l’ jarret d’ l’Espoir !

 

Vous savez ben… la Grande en Noir

Qui tranch’ les tronch’s par ribambelles

Et, dans les tas les pus rebelle,

Envoye son tranchoir en coup d’aile

Pour fair’ du Silence et du Soir !

 

(Et faire enfin qu’y ait du bon

Pour l’ gas qui rôde à l’abandon.)

 

Jehan Rictus / Les Soliloques du Pauvre
Illustration de Steinlen