« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

L’ACTIVITÉ DU POÈME N’EST PAS INCESSANTE



 

 

Elle ne l’a jamais été ou alors de manière invisible, c’est à dire dans un dedans extérieur. Quand dessus c’est dessous.

 

Comme parfois le ciel.

Ce couvercle uni et parfaitement étalé qui derrière des grilles peut vous rendre fou.

 

Ça a effectivement commencé avec de la couleur. Du bleu.

On peut toujours essayer de savoir comment ça a commencé…

Enfants, pensionnaires chez les nonnes, nous portions des blouses bleues.

Et c’est cette couleur qui revient dans deux livres de Mæterlink,

longtemps serrés sur mon cœur. L’Oiseau bleu et Bulles bleues.

Mais le premier texte écrit , je m’en souviens, était sorti casqué du conte fantastique La Mort de Tintagiles, toujours Mæterlink, auteur classé catholique comme Verlaine, Claudel ou Reverdy…

Je l’avais lu à l’infirmerie. J’ignorais alors que c’était l’un des trois petits drames pour marionnettes qui un jour avait intéressé Meyerhold et Artaud.

 

À mes yeux d’enfant ce n’était pas du théâtre.

Ni du poème. Simplement ce qui s’appelle un conte.

C’est-à-dire quelque chose qui a beaucoup à voir avec les ténèbres.

 

Un corridor, des portes de fer. Une épée.

Un frère et une sœur.

Un meurtre. Le meurtre vient du dehors.

 

J’avais dix ans. Je revois la fenêtre. Le livre posé sur le lit.

J’ai pris dedans, comme une voleuse. Une grande porte de fer sous des voûtes très sombres. Yvelaine échevelée, une lampe à la main.

C’étaient des voix. J’entendais les voix.

Je traduisais des voix d’une langue française dans une langue étrangère qui allait devenir la mienne, celle des livres qu’il allait me falloir écrire.

J’avançais entre deux mondes comme une enfant à demi idiote.

Comme quand on rêve de personnes mortes depuis longtemps et qu’on se demande où elles étaient passées tout ce temps.

Sachant pourtant que le rêve est actuel.

 

 

J’écrivais ce qui sortait des bouches du frère et de la sœur.

Cette bave qui coule du cul des araignées.

Cette voix d’une carcasse qui se déplaçait comme un fantôme

et qui voulait enlever puis écraser le frère.

L’île aussi se déplaçait comme un bateau.

 

J’écrivais au crayon. Le plus minuscule possible. Sur des feuilles arrachées d’un cahier.

Comme une voleuse.

C’était comme si je cherchais une voix dans mon cœur.

Une voix qui avait été soulevée par celle d’Ygraine et de Tintagiles.

Par la chute d’un petit corps derrière une porte de fer.

Il y avait aussi une fente. La fente parlait.

J’éprouvais je me souviens un plaisir fou à écrire.

Quelque chose de neuf, d’inconnu, d’étranger.

Je cachais les feuilles écrites dans mes vêtements.

 

Ce n’est qu’après que surgiront Nerval et Rimbaud. Ils anéantiront Mæterlink.

L’été, je les attachais sur mon vélo. Aujourd’hui, je revois exactement le fossé et l’herbe où j’allais pour les lire.

 

L’ennui avec le bruit, disait Cage, c’est la musique.

Le dépossédant.

Les poèmes foutaient du bruit dans la musique, rendaient la musique au bruit.

Défaisaient la langue dans la bouche.

Rendaient l’eau dans le fossé plus eau, les herbes plus herbes.

 

 

… / …

 

Liliane Giraudon / Le travail de la viande (extrait)