« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LA FILLE AUX MAINS COUPÉES


 

 

Si on en croit les récits folkloriques, être privé de mains est un malheur qui ne concerne que les héroïnes.

Le malheur est-il un espace ?

Quel vide occupe-t-il ?

La fille trace autour d’elle un cercle à la craie mais son père lui tranche les mains.

Quel espace occupe le cercle des mains ?

Que deviennent les poignets vides ?

 

Elle se fait attacher dans le dos ses bras mutilés et s’enfuit loin de chez elle.

Loin de chez elle couvre-t-il un espace lointain ?

Un espace laissé vide ?

 

On peut dire qu’il s’agit d’un rapport à l’espace.

Par conséquent au vide.

 

L’espace est partout.

L’espace des structures flottantes n’est pas l’espace des mains coupées.

 

Découper des mains, est-ce possible ?

Les chairs enveloppant le poignet occupent-elles un espace qui peut être tranché au couteau ?

 

Et les os ? Occupent-ils l’espace de la scie ou l’espace de la hache ?

 

On peut retourner au conte.

On peut s’interroger sur l’espace du conte.

Sur les cartes d’état-major le conte occupe un espace vide où circulent des mots.

Les mots flottent, en état de suspension.

Les césures dans l’histoire, autant de meurtres en direct.

Brochure tiède ou examen, ce qui a lieu a eu lieu.

 

Le meunier du conte, bien que misérable, possédait encore son moulin et un grand pommier.

Le moulin comme le pommier se trouvaient dans l’espace.

Un vide circulait entre les mots « pommier » et « moulin ».

Dans la forêt où il va chercher du bois, le meunier rencontre un homme.

« Je peux te rendre riche si tu me promets ce qu’il y a derrière ton moulin. »

 

Cet homme est le diable.

Le meunier ignore cet espace de vérité et songeant au vide enveloppant le pommier signe le contrat.

« Dans trois ans je viendrai et j’emporterai ce qui m’appartient », dit le diable avant de s’éloigner.

 

L’espace du diable lui permet-il de s’éloigner ?

 

 

Rentré chez lui le meunier découvre qu’il est devenu riche.

L’espace occupé par le pommier, s’il avait été moins vaste, aurait-il changé le conte ?

 

Le vide séparant chaque branche du pommier avait-il la couleur du ciel ?

 

« Hélas, mon homme, s’écria la femme du meunier, cet homme est le diable et ce n’était pas du pommier qu’il s’agissait mais de notre fille qui était derrière le moulin ! »

 

La fille du meunier était dans le même espace que le pommier.

L’espace des fruits du pommier avait-il quelque chose à voir avec l’espace des yeux de la fille ?

Le vide dessiné entre les bras étendus de la fille occupait-il un espace semblable à celui des branches les plus basses du pommier ?

 

Seul l’espace du conte et les mots qui s’y trouvent suspendus peuvent nous éclairer.

 

L’espace des trois ans écoulés, la fille se lava et se purifia toute puis elle traça autour d’elle un cercle à la craie.

Le diable apparut mais ne parvint pas à l’approcher.

Le vide entre le cercle et la fille était un espace interdit au diable.

 

Le corps de la fille, centimètre par centimètre, occupait un bloc de pureté.

 

« Prive-la d’eau afin qu’elle ne puisse pas se laver ! »

 

Ayant peur, le meunier obéit.

La peur dégage-t-elle un vide dans l’esprit de celui qui l’éprouve ?

Le lendemain le diable revint mais la jeune fille avait tant pleuré sur l’espace de ses mains qu’elles étaient pures.

 

Ne pouvant toujours pas l’approcher, fou de rage et menaçant il s’adressa au meunier

« Coupe-lui les mains, sinon je ne peux rien contre elle ! Si tu ne le fais pas c’est toi qui m’appartiendras et je t’emporterai ! »

 

Le meunier prit peur et promit d’obéir.

 

« Mon enfant, si je ne te coupe pas les deux mains, le diable m’emportera… Aide-moi dans ma détresse et pardonne-moi le mal que je te fais

— Cher père, lui répondit-elle, faites ce que vous voulez de moi, je suis votre enfant. »

 

Elle présenta alors ses deux mains et se les laissa couper.

 

L’espace de ses mains se trouva tranché et du vide entra dans son corps.

 

Quand le diable revint pour la troisième fois, elle avait tant pleuré et pendant si longtemps sur ses poignets tranchés qu’ils étaient parfaitement purs.

Le diable dut renoncer, ayant perdu tout droit sur elle.

Dans le conte, l’espace des larmes coule sur l’héroïne et inonde le conte.

 

Le meunier dit alors à sa fille : « J’ai gagné grâce à toi de si grands biens que ta vie durant je te garderai dans le luxe le plus coûteux. »

Elle lui répondit : « Je ne saurais rester ici. Je veux m’en aller ; des gens charitables me donneront le nécessaire. »

 

Elle se fit attacher dans le dos ses bras mutilés et partit dès le lever du soleil.

 

Elle marcha tout le jour sans s’arrêter jusqu’à la nuit.

Quel est l’espace d’un tel jour ?

Et l’espace de cette nuit-là ?

 

Combien mesure l’espace du conte ?

Où se trouve celui du vide occupé par la mère ?

Et le père ? Quel espace devra-t-il traverser pour échapper au temps ?

Et le remords ? quelle trace laissera sa morsure dans le corps du vieux père ?

 

Page abolition mémoire : un travail à plein temps.

 

Ces mots jetés dans le vide puis repris longtemps après rejoindront-ils les larmes de la fille aux mains coupées ?

Lui rendront-elles son sourire ? sa force d’agir ?

Où est la fille ?

Dans quel espace de quel poème peut-elle aujourd’hui tracer des signes ?

 

Liliane Giraudon / Le travail de la viande